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Le « domaine musical » de Pierre-Laurent Aimard – entretien avec Pierre Gervasoni

Entretien Par Pierre Gervasoni, le 15/04/2008

Aimard
Scènes d’un roman, de György Kurtág, paraît emblématique du programme que vous avez conçu pour l’Ensemble intercontem-porain au sein du « Domaine privé » à l’affiche de la Cité de la musique. Pourra-t-on, avec cette programmation, parcourir le « roman » de votre vie ?
La trajectoire globale du « Domaine privé » part, en effet, de Lyon, ville dont je suis originaire, pour aboutir à un pays lointain, symbole d’une quête artistique qui se veut ouverture au monde. Mais elle commence aussi avec la conquête de l’indépendance de l’homme – le mythe de Prométhée – et s’achève par son immersion dans un environnement plus vaste, représenté par le ballet du Cambodge. En outre, on peut considérer que cette programmation me situe par rapport à mes deux « familles » ; une ancienne, incarnée par l’Ensemble intercontemporain et une nouvelle, constituée depuis l’an 2000 par le Chamber Orchestra of Europe.
Votre « ancienne famille », l’Ensemble intercontemporain, s’est régulièrement renouvelée depuis votre départ, en 1995.Vous paraît-elle avoir beaucoup changé ?
Oui et non. Je suis émerveillé de voir à quel point l’Ensemble a su conserver son identité en dépit du grand renouvellement de ses membres. Il s’agit toujours d’une formation de qualité phénoménale qui se manifeste par des réalisations d’excellence.
Et par l’intérêt de ses commandes. Vous n’avez évidemment pas idée de ce que révèlera celle que l’Ensemble a passée à Dai Fujikura. Comment avez-vous donc procédé pour intégrer cette création, inconnue par définition, à un programme très étudié ?
Ce programme est encadré par deux « portiques » : la question philosophique posée, au début, par Charles Ives de façon théâtrale dans The Unsanswered Question et la « vision-transcription » du sacre japonais envisagée, à la fin, avec Olivier Messiaen dont les Sept Haïkaï paraissent bien imposants par rapport à ceux de György Kurtág, dans lesquels l’intensité et l’exigence rendent presque universelle la déception amoureuse… À mi-chemin entre cette concentration et la gestuelle colorée de Messiaen, George Benjamin propose, lui aussi, d’étranges alliages instrumentaux avec ses Three Inventions. Quant à savoir la place que prendra dans ce contexte l’œuvre de Fujikura, Japonais tout à fait occidentalisé choisi par l’Ensemble intercontemporain…
La présence de George Benjamin, comme celle de György Kurtág, invite à reparler de votre cheminement personnel…
J’ai rencontré Kurtág à Budapest, à la fin des années 1970, à une époque où il était pratiquement inconnu en France. J’ai été bouleversé par ce grand musicien, qui me semblait incarner l’essence de la musique. Mon amitié avec George Benjamin date des études au Conservatoire. Il a été passionnant de suivre le développement artistique tellement exigeant d’un talent aussi exceptionnel et de l’accompagner, grâce à la création d’Antara, de Shadowlines et de Piano Figures. J’attends maintenant avec impatience son concerto pour piano et orchestre !
Guidé par la volonté d’éclairer certains choix d’interprétation, votre goût d’associer les œuvres dans une perspective édifiante va s’exprimer à la Cité de la musique dans une manière de synthèse en cinq concerts. Serait-ce là votre Art de la fugue de la programmation ?
Peut-être, avec la difficulté de devoir traiter la confrontation du profane et du sacré sur la base du piano, instrument profane par excellence.
L’antagonisme entre sacré et profane trouve un prolongement naturel avec l’opposition entre privé et public. Peut-on dire, alors, que la première approche d’une œuvre par un interprète, moment on ne peut plus privé, s’accompagne de quelque chose de sacré qui sera ensuite transmis au profane, par une exécution publique ?
Je le crois. Le rapport privé avec l’œuvre d’art tient de l’indicible et de l’inviolable. Mais la scène, ce lieu de révélation, permet le partage des trésors du jardin secret, ou du jardin… sacré.
Toutefois, votre conception du concert tranche avec le principe du rituel car elle dispense des surprises…
Notre époque voit émerger une fascinante multiplicité de cultures et de comportements culturels. Chacun des acteurs de ce jeu planétaire peut inventer son propre parcours afin de manifester, selon son identité, les grandes permanences de la création artistique. Le besoin d’éternel n’est pas près de se tarir… mais il continuera de s’exprimer de façons renouvelées. Voilà pourquoi nous pouvons vivre le concert comme une renaissance perpétuelle qui intègre tant le rituel que l’inattendu.
Pierre Gervasoni
Extrait d’Accents n° 35
– avril-juillet 2008
Photo : Pierre-Laurent Aimard © Luc Hossepied, d’après une photo de Guy Vivien