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Le diable et le bon dieu, Graham F. Valentine – entretien avec Pierre-Yves Macé

Entretien Par Pierre-Yves Macé, le 15/04/2008

Valentine

1917. Au plus profond d’une période créatrice difficile marquée par une situation matérielle des plus délicates, Igor Stravinsky compose, sur un texte de l’écrivain suisse Charles Ferdinand Ramuz, une œuvre-clé qui peut passer pour l’une de ses plus abouties : l’Histoire du soldat. Cet « opéra de poche », contant les aventures d’un soldat en permission qui vend son violon au diable et sacrifie son bien le plus précieux à la promesse de chimériques richesses, frappe en effet encore aujourd’hui par son économie de moyens et l’intemporalité de son propos. Les 17 et 19 mai prochains, l’Ensemble intercontemporain (sous la direction de Susanna Mälkki) invitera l’acteur écossais Graham F. Valentine à jouer le rôle du récitant de cette « histoire ». Comédien au parcours singulier ayant longtemps côtoyé l’univers de la musique – on lui doit notamment l’interprétation de Venerdi dans Un re in ascolto de Luciano Berio à sa création en 1984, ainsi qu’une interprétation de l’Histoire du soldat en allemand, à Cologne –, Valentine nous parle ici des défis que représente ce travail à venir.
Dans l’Histoire du soldat, vous interpréterez à la fois le récitant – celui qui raconte l’histoire à la troisième personne – et les personnages (le diable et le soldat), entre la distanciation du récit et le jeu théâtral plus conventionnel. Comment envisagez-vous ce dédoublement ?
Ce sera une sorte de parcours « animé », avec plusieurs voix différentes. Quand je lis, j’essaie de me mettre « dans » le texte et de le vivre dans une relation aussi intime que possible. Le récitant est certes distancié par rapport à l’action (je ne me mettrai pas à danser dans tous les sens, bien sûr), mais cela ne le dispense pas d’y prendre part : être à distance veut dire projeter son énergie pour gagner, atteindre le public. C’est un petit peu comme un marionnettiste : il fait jouer sa marionnette en tirant des fils qui l’actionnent à distance. Cela implique une sorte de  grossissement, qui ne consiste pas à faire de la caricature, mais plutôt à insuffler un peu d’haleine dans les personnages. C’est également quelque chose de très physique : dans un dispositif qui inclut des musiciens [7 instrumentistes dans l’Histoire du soldat : violon, contrebasse, basson, clarinette, trompette, trombone, percussion], on doit avoir la même force et le même niveau de projection que des chanteurs lyriques, ce qui veut dire qu’il faut pousser la voix un peu plus que pour un travail d’acteur traditionnel.
Y aura-t-il des changements de registres vocaux pour signaler les personnages ?
Probablement, mais sans insister trop : il faut que l’ensemble s’apparente à un conte, une histoire, comme le titre l’indique. À Cologne, j’ai eu l’occasion de jouer l’œuvre devant des enfants, et j’ai pu remarquer qu’ils étaient tous totalement pris, impressionnés par l’histoire. L’avantage dans ce genre de dispositif est qu’il n’y a pas de distraction visuelle : probablement j’aurai un petit violon, mais ça s’arrêtera là. Le sens de l’ouïe sera donc particulièrement sollicité. Dans les grandes mises en scène de théâtre, il est généralement difficile de digérer les informations auditives, de les marier avec un visuel souvent abondant. La vitesse d’appréhension n’est pas la même : l’habitude aidant, l’information passe plus vite par les yeux ; pour l’oreille, il faut plus de concentration, donc plus de temps.
Avez-vous des interprétations de référence de l’Histoire du soldat ?
Lorsque j’ai travaillé sur la version allemande à Cologne, j’ai pris comme point de départ l’interprétation avec Jean Cocteau et Peter Ustinov [enregistrée en 1962 sous la direction d’Igor Markevitch]. C’était surtout pour connaître l’atmosphère de l’œuvre et pour la partie musicale, car la langue allemande a une autre dynamique. J’envisage donc le travail à venir avec l’Ensemble intercontemporain comme quelque chose de complètement nouveau.
L’interprétation de Cocteau, en plus d’être charmante et très ancrée dans son époque, m’a été utile pour le rythme et la structure du texte : je m’en suis servi pour prendre des points de repère là où il faut être très exact, c’est-à-dire dans les passages musicaux où le rythme de la scansion est indiqué précisément sur la partition. Mais je ne suis pas Jean Cocteau, j’ai une autre voix, un autre timbre et surtout une autre façon de parler français, que je travaille beaucoup.
Le concert de L’Histoire du soldat intitulé « Le Diable et le bon Dieu ». Que vous inspirent les motifs faustiens de l’œuvre ?
Ramuz était suisse, je ne peux pas m’imaginer qu’il était plongé dans les mêmes abîmes que Goethe ou que Christopher Marlowe. Ce n’est pas le même monde : chez Ramuz on est situé dans un univers de guerre perpétuelle, qui évoque la guerre de Trente Ans. Mais le thème est universel, il s’agit d’exprimer tous ces conflits par lesquels on ne cesse de se vendre : pour gagner de l’argent, pour avancer. De façon compréhensible, le soldat veut améliorer sa position dans la vie, donc il vend son violon, c’est-à-dire son talent le plus intime. C’est un peu comme consentir à vendre ses organes. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est la même chose, mais ça va plus vite : c’est de façon répétitive que l’on se vend. Donc il faut se renouveler sans cesse. Je joue actuellement dans Doubleface d’Anna Viebrock, un spectacle sur le thème de la mode. Mon personnage (Yves Saint-Laurent) y dit une chose semblable : on ne peut pas faire la même chose pendant des années ; on crée, on jette et alors on est obligé de trouver quelque chose de nouveau.
Pierre-Yves Macé
Extrait d’Accents n° 35
– avril-juillet 2008
Photo : Graham F. Valentine © Nicolas Havette