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L’avers et l’envers, un portrait de Gérard Pesson

Éclairage Par Martin Kaltenecker, le 15/04/2008

Pesson
À propos de l’une de ses premières partitions, les Nocturnes en quatuor, Pesson parlait d’un « discours musical qui lutte contre le silence », d’« îlots » qui émergeaient, « comme si la matière sonore avait été recouverte, estompée, submergée ». Cette poétique de l’effacement, fascinée par le silence, le ténu, considérant toute grande forme, tout grand récit ou toute structure comme un reste, faisait ainsi un « pas à côté », afin de s’écarter de ce que le compositeur décrivait avec une certaine méfiance comme la maîtrise instrumentale, la « santé et la bien-sonnance », l’efficacité immédiate de beaucoup d’émules d’un sérialisme ou d’un spectralisme « boostés » à la CAO [Composition Assistée par Ordinateur]. Mais le pari de se tenir dans l’effacement tel « un muezzin sans dogme, un muezzin du blanc » (Dominique Fourcade) ne pouvait réussir que si l’invention se déplaçait sur un autre terrain, celui en l’occurrence des techniques et des gestes instrumentaux, que Pesson a développé avec obstination à partir des solutions de Sciarrino ou Lachenmann ; elles fascinent chez lui par leur verve et leur ingéniosité – il y a un estro strumentale chez Pesson comme il y en eut d’harmonique chez Vivaldi. Ces techniques relèvent souvent d’un effacement et d’un retournement, proposant le geste et son retournement, le  positif et le négatif, l’avers et l’envers ; la musique elle-même a quelque chose d’âpre et de soyeux, tour à tour de plein ou de vide, de velouté et de râpeux : plus sèche et obstinée dans Cassation ou la seconde des Cinq Chansons, plus soyeuse dans la première de ce même recueil ou la sixième des Récréations françaises, mais de manière générale moins élégiaque que nerveuse, plus proche du burin de Ravel que du moelleux debussyste.
Souvent des figures ou rythmes traditionnels, des clichés ou objets trouvés sont sauvés pour être aussitôt déconstruits et broyés – des rythmes (la valse dans Le gel, par jeu ou La lumière n’a pas de bras pour nous porter, un branle du Poitou, une gigue), le balancement d’une « tierce pendulaire » mahlérienne, petit tic d’écriture ou signal à soi-même, sémantiquement juste en dessous d’une citation reconnaissable. Ces objets apparaissent en un éclair, sous un projecteur braqué et aussitôt éteint, produisant alors, comme aussi le travail d’effacement par les techniques instrumentales, une certaine tension chez l’auditeur, soumis à un perpétuel « chaud-froid » ; la musique donne en même temps qu’elle interrompt et soustrait. À propos de l’opéra Pastorale, le critique H.K Jungheinrich écrivait : « Le refus du pathos et le souffle court sont sa condition préalable. Pesson cite toutes sortes de types formels, surtout des danses, mais ils n’apparaissent pas seulement (comme chez Stravinsky) à l’état de squelette, ils sont véritablement pulvérisés. Une écriture aérée, fluide, estompée, jamais triomphante, qui peut se rapprocher du trivial (scène de la foire) et de l’humoristique, acquérant ainsi une légèreté d’insectes ».
C’est en procédant la plupart du temps par unités courtes juxtaposées, par fragments, par bouts et sursauts, que la musique de Pesson se veut anti-académique, refusant l’idéologie du « développement ». D’où une difficulté à l’écoute : nous ne sommes ni dans la suite baroque, ni dans une série de vignettes, ni encore face à une succession de « plateaux » comme chez Lachenmann, voire de « processus » spectraux. L’auditeur est ainsi toujours en quête de l’arche formelle et des « bonnes » césures du discours, qui tantôt semblent données par la texture, tantôt indiquées par le jeu des musiciens qui doivent être observés avec attention : Pesson a progressivement développé la notion de geste sonore, de sons produits par les instruments tout juste effleurés, d’une « musique d’os » où l’œil finit par suppléer au son absent. Le jeu troublant entre l’œil et l’oreille – qui tantôt collaborent, tantôt se battent en duel – se donne alors comme une autre figure de l’interrogation du faire musical, toujours en état d’ironisation ou d’énigme.
Martin Kaltenecker
Extrait d’Accents n° 35
– avril-juillet 2008
Photo © Nicolas Havette