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Musique et communisme, au-delà de la censure

Grand Angle Par Esteban Buch, le 15/01/2008

Communisme
Au fur et à mesure que les traces du « communisme réel » s’estompent dans les mémoires, l’image de son expérience historique tend à se figer dans ses stigmates, en Union Soviétique et ailleurs. La persécution des avant-gardes artistiques en est un, tout comme le Goulag, le KGB ou le culte de Staline. En effet, si l’atteinte aux êtres humains est toujours infiniment plus grave que celle portée aux œuvres d’art, la liberté artistique a tendance à devenir une métaphore des libertés en général. Le dictateur, l’espion, le bourreau et le censeur sont ainsi comme les chevaliers techniques qui auraient fait tourner la machine du communisme en lui donnant son vrai visage, caché derrière le masque vide du Bien universel. Que dans certains épisodes célèbres tous aient été réunis dans une même personne – Staline condamnant Lady Macbeth – ne rend que plus éloquente leur articulation au sein des différents rouages de l’État. Pour le regard pressé, le véritable héros de la musique communiste, au sens dramaturgique du terme, s’appelle Jdanov.
À terme, on croit pouvoir dire : le communisme, c’était ça, c’était le silence. Pourtant, derrière le rideau de fer il y avait de la musique. Souvent, les musiques d’État produites par ces régimes sont classées exactement là où leurs commanditaires avaient voulu les mettre, c’est-à-dire dans la case du réalisme socialiste. Pour cette raison elles sont devenues inaudibles, et d’ailleurs inouïes. Même Le Chant des -forêts de Chostakovitch n’a pas encore été écouté comme il l’exige et, le cas échéant, détesté comme il le mérite. La mise sous tutelle des producteurs culturels est trop contraire aux valeurs de la démocratie pour que l’art produit ou soutenu par les appareils d’État soit perçu comme autre chose qu’une catastrophe. Ce fut pourtant là pendant longtemps le statut de la grande majorité des œuvres de Chostakovitch, resté « héros du travail socialiste » au-delà de ses états d’âme. Le sacre du « nouveau Chostakovitch » après la chute du Mur de Berlin, c’est-à-dire la transmutation du ci‑devant musicien officiel en résistant caché, montre le tribut que le mythe exige à l’histoire pour sauver l’artiste exemplaire du sceau infamant de l’acquiescement.
Cela dit, toute la musique produite au sein des institutions officielles ne fut pas une musique d’État au sens rituel du terme. Sous les régimes communistes, l’héritage « bourgeois » de l’autonomie de l’art était bien plus présent dans la réalité que dans la théorie, et cela vaut aussi pour l’attitude face aux avant-gardes. La chasse à tout ce qui faisait figure d’anomalie musicale n’était pas le fruit d’une attitude originale. Elle était basée sur ce qu’on appelle les bons sentiments, qui est la chose la plus partagée du monde. Les responsables soviétiques avaient en commun la haine des avant-gardes avec les nazis, bien sûr, mais aussi – et c’est moins banal – avec la fine fleur des bourgeoisies occidentales qui au début du vingtième siècle avait crié au fou et au terroriste et tenté de faire taire, par la raison ou par la force, les déviants de l’harmonie. Les communistes ont seulement donné à cela une « bonne forme », au sens de la psychologie de la perception. Dans une société bien faite, pensaient-ils, dans une société du bonheur, les musiciens sont à la fois des ingénieurs du son et des comédiens de l’harmonie. Leur savoir doit produire et reproduire la musique que font d’elles-mêmes les sphères sociales lorsqu’elles s’accordent ensemble au sein de l’espace unitaire où tous les hommes sont devenus frères sous le regard bienveillant du Comité Central. Les musiciens sont là, surtout, pour rendre chaque travailleur heureux, et pour construire avec lui et ses semblables l’espace paradoxal d’une écoute de l’être seuls ensemble – ce qui était déjà la grande trouvaille du concert de musique classique. Avec tout ce qu’il a d’antimoderne, le concert universel du communisme prolonge le rêve rousseauiste de l’Essai sur l’origine des langues, où les hommes et les femmes s’épanchent et se rencontrent dans le chant, égaux et sensibles.
Seulement, le communisme est aussi une théorie et une pratique de l’avant-garde. Or toute avant-garde suppose une pensée de la distinction et de l’exceptionnel, ainsi qu’une pensée de l’audace et du danger. « Petit groupe compact, écrivait Lénine, nous suivons une voie escarpée et difficile, nous tenant fortement par la main. De toutes parts nous sommes entourés d’ennemis, et il nous faut marcher presque constamment sous leur feu ». Que Staline ait pourchassé les avant-gardes artistiques, que Trotski les ait défendues depuis son exil, ne change pas le fait que pour les uns et pour les autres ce legs léniniste était présent. Impossible de sacrifier le principe d’une différenciation des tâches de production, impossible de renoncer à l’idée d’innovation, en art comme ailleurs. L’utopie qu’avait chanté Marx, celle d’une société où tout le monde serait compositeur et donc personne ne le serait, cela viendrait plus tard, toujours plus tard. Rien d’étonnant, car l’art est difficile comme la vie. Mais il y a là, peut-être, une nuance à verser au dossier de la spécificité du communisme. L’avant-garde para-prolétaire n’implique pas une distinction des individus pris dans leur essence, comme dans la métaphysique des génies produite par la culture allemande, mais une distinction de leurs fonctions techniques et de leurs dispositions éthiques. Voilà une conception apte à former des cadres d’institutions corporatives inféodés à l’État, mais voilà aussi un dispositif idéal pour produire des consciences malheureuses, car privées de la consolation dans l’au-delà ou dans le « mon temps viendra » qu’affectionnait Mahler. L’œuvre des créateurs soviétiques ou est-allemands prend son relief particulier, mieux qu’à l’aune du grand récit de l’avant-garde occidentale, à celle de cette injonction paradoxale qui les fit devenir eux-mêmes : sois comme tout le monde, sois pour tout le monde, mais vas-y en premier, ça te rendra différent.
Esteban Buch
Extrait d’Accents n° 34
– janvier-mars 2007
Photo © Nicolas Havette