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Mémoire au cœur, la création musicale suisse

Grand Angle Par Colin Roche, le 15/01/2008

Suisse
Un regard distrait sur l’histoire de la musique en Suisse pourrait laisser penser qu’une figure émerge, celle d’Arthur Honegger. Compositeur emblématique de la première moitié du XXe siècle, il n’a véritablement de suisse que la nationalité. Né au Havre, il a même refusé de quitter Paris, où il vivait pendant l’occupation allemande. Sa musique, considérée comme dégénérée, y était interdite par les Allemands. Et au lendemain de la guerre, elle fut un temps retirée des programmes pour avoir été trop appréciée durant cette période. C’est dire le malentendu dont fut victime ce compositeur de son vivant. Stigmatisé par les uns puis par les autres, de nationalité suisse mais ayant globalement eu une vie de Français en France, ce membre du groupe des six ne peut être réduit à cela ; à son image, la musique suisse ne peut non plus être réduite à celle d’un pays qui n’aurait fait émerger que quelques artistes durant le siècle dernier. La Suisse est non seulement un pays où les  compositeurs sont nombreux, mais a aussi été, durant le XXe siècle, beaucoup plus qu’une entité cernée par les grandes nations comme la France, l’Italie ou l’Allemagne.
Outre Arthur Honegger, la Suisse a vu émerger de nombreux compositeurs de tout premier plan au XXe comme au XXIe siècle ; Ernest Bloch, Heinz Holliger, Jürg Wyttenbach, Roland Moser, Heinz Marti, Hans Wütrich, Klaus Huber, mais aussi Michael Jarrell, Hanspeter Kyburz ou Beat Furrer. Dans la jeune génération émergent des compositeurs comme Dieter Ammann, Andrea Lorenzo Scartazzini ou encore Xavier Dayer. La liste n’est pas exhaustive mais va déjà contre les idées reçues. Et la renommée de chacun des musiciens de cette énumération va bien au-delà des frontières helvétiques. Pour autant, existe-t-il aujourd’hui des éléments permettant de synthétiser une certaine vision « suisse » de la création musicale ?
Le parcours esthétique d’Heinz Holliger pourrait nous éclairer : ses études l’amènent à développer des modes d’expression très différents, à travers l’enseignement de maîtres comme Sandor Veress (un disciple de Béla Bartók) ou Pierre Boulez. Après ses années d’apprentissage, il prend du recul vis-à-vis des méthodes de ses professeurs, en particulier la musique sérielle, jugée trop abstraites : « Je ne crois plus à l’autonomie du matériau, à la pureté stylistique. Je travaille d’ores et déjà avec un matériau historique. » dit-il dès 1973. La musique serait ontologiquement complexe et le  compositeur, utilisant ce langage, ne ferait qu’exprimer cette complexité. La musique porterait donc en elle sa propre mémoire, et le compositeur en serait le messager.
Il existe chez Michael Jarrell une idée approchante ; le métier de compositeur est avant tout un artisanat, et son admiration va vers des artistes comme Giacometti ou Varèse, travaillant sans cesse la même idée, chaque étape de leur œuvre étant une sorte d’éternel recommencement, de chemin vers une perfection utopique. Cet artisanat est en outre solidement ancré dans un rapport fort à la mémoire. « De même que je n’ai pas l’intention de faire table rase du passé, je ne désire pas construire chaque pièce à partir de zéro ».
Ce qui frappe lorsqu’on tente d’appréhender les caractéristiques de la création musicale en Suisse, c’est avant tout ce rapport à la mémoire. Les clichés sur la Suisse volent en éclat au regard de cette profondeur dans l’approche artistique ; parmi les compositeurs plus jeunes encore comme Hanspeter Kyburz, les ponts sont évidents entre son approche compositionnelle et l’histoire de l’art à laquelle il se réfère constamment. Dans la démarche de Dieter Ammann, il est aussi évident que la mémoire et le poids de l’histoire dans la composition sont des problématiques centrales : « Le compositeur a toutes les libertés, mais ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas de scrupules ». Ou encore : « Y a-t-il suffisamment de substance dans mes intuitions ? ».
Selon le musicologue Pierre Michel, dans un article lumineux et éclairant 1, il y aurait aujourd’hui matière à définir un axe « vertical » de l’Europe réunissant Allemagne, Suisse, Autriche et Italie, tant certains éléments constitutifs des arts qui s’y développent ont des points communs, comme le regard sur l’histoire et l’engagement. Admettant le caractère schématique et parfois réducteur de sa thèse, le musicologue oppose cet axe à l’acception française de la musique dans l’histoire : « La France a privilégié depuis le début du siècle une certaine “ pureté ” du langage musical, ou du moins une ligne directrice issue de l’école “ fauréenne ” », entretenue ensuite par certaines positions assez « protectionnistes » du point de vue du rapport au son. Les tentatives d’ouverture ne furent pratiquées réellement que par la génération des années 1970.
Au milieu de cet axe vertical, il y aurait donc la Suisse. Pas étonnant que la mémoire de la création musicale du XXe -siècle y soit hébergée depuis 1973, au sein de la Fondation Paul Sacher.
Par Colin Roche
Extrait d’Accents n° 34
– janvier-mars 2007
Photo © Nicolas Havette


1- Pierre Michel, Attitudes esthétiques et pratiques -compositionnelles dans la musique germanique d’après 1945, in La Musique depuis 1945. Matériau, esthétique et perception, sous la direction de Hugues Dufourt et Joël-Marie Fauquet, Mardaga 1996