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Arnaud Boukhitine et Frédéric Stochl : relations de bon voisinage

Entretien Par Jean-Pierre Derrien, le 15/01/2008

Boukhitien
Il y a là une nouvelle œuvre associée à deux noms : ceux d’un tubiste et d’un contrebassiste, représentant en quelque sorte le fond de l’orchestre, le sérieux et la profondeur. Je vois aussi une indication qui me met sur la piste : Frédéric Stochl – mise en espace. Vous avez peut-être envie de faire parfois autre chose que d’être ceux qui donnent le beau son du fond. Comment fait-on une œuvre à deux ?
F.S. : La question est juste, mais je ne pense pas qu’on puisse faire une œuvre à deux. J’ai essayé plusieurs fois, même avec des collègues, Gérard Buquet par exemple. En fait, il y a un partage des tâches au mieux. Il y a quelqu’un qui conçoit concrètement l’œuvre musicale, Arnaud en l’occurrence, et quelqu’un qui collabore en amont. C’est ce qu’on a fait : on a parlé des thématiques possibles, qui pourraient être traitées en quelque sorte, qui pourraient servir de prétexte à l’écriture. Et puis après l’écriture évidemment, puisqu’il y aura une mise en espace (Arnaud l’a pensé comme ça), je vais être chargé d’être l’œil et l’oreille extérieurs qui permettent de mettre les choses en relation, de les éclairer aussi, d’user de moyens assez simples. Ce n’est pas véritablement une œuvre à deux.
A.B. : Le programme a été proposé par Frédérique Cambreling. L’idée était qu’on fasse une création pour trois instrumentistes, Frédérique, Samuel Favre et moi que Frédéric Stochl mettrait en espace, en scène, en mouvement, ou en silence peut-être.
Globalement ce sont des instruments (harpe, tuba, percussions) qui sont extrêmement intéressants d’un point de vue théâtral parce que ce sont des instruments qui imposent une présence lourde dans l’espace. Ce n’est pas comme une clarinette, une flûte ou un violon. Là, vous êtes en face d’instruments qu’on ne peut pas bouger tout à fait de la même manière. Est-ce que c’est un point de départ ?
A.B. : Oui, il y a déjà cette contrainte-là. Personnellement, je suis toujours séduit par les contraintes, j’adore ça. Je trouvais que c’était intéressant ; ensuite, on a trouvé qu’il y avait, lorsqu’on regarde l’intégralité des pièces du concert, une thématique assez domestique : dans le jardin, dans la cuisine… J’ai donc eu l’idée de faire quelque chose autour de la thématique des voisins. Évidemment, les voisins sont chez eux dans des appartements contigus mais séparés, donc chacun chez soi avec son gros instrument à la maison. C’était le point de départ. On a beaucoup parlé avec Frédéric d’idées de mise en scène, et même de musiques, qui nous venaient comme ça. On a parlé de Jacques Tati à un moment donné, en particulier de cette scène dans Playtime, où l’on voit à travers leur fenêtre une famille vivre dans un appartement, et tout ce qui s’y passe. Ces images sont devenues des images sonores, qui m’inspiraient. Petit à petit, j’ai élaboré une musique avec ces contraintes-là : si on est voisin, on ne peut pas se voir, mais on vit ensemble. Donc il faut qu’on puisse jouer la musique, ensemble, mais sans se voir. Ça pose une contrainte lourde de sens. On ne peut pas se voir, pas se faire de signe, de gestes, on ne sait pas ce qui se passe.
F.S. : on a inventé à partir de là. Par exemple, le percussionniste est somnambule. C’est celui d’ailleurs qui est le plus voué à se promener, puisque finalement il peut taper sur n’importe quoi, y compris sur les instruments des autres. Après ça, il y a de nombreuses circulations possibles. Mais effectivement, le point de départ, c’est que les gens sont attachés à des instruments très pesants.
Finalement, les instruments sont comme des appartements, et il y a des gens qui sont dans ces appartements, ou liés à ces appartements et qui en même temps étaient peut-être ailleurs avant, vont être ailleurs après.
A.B. : En fait, l’histoire qui est développée dans cette pièce, ce sont trois voisins qui vont s’endormir. On est au coucher du soleil et à partir de là, ils éteignent leur lampe et vont se coucher. Seulement, la harpiste est totalement insomniaque, donc elle tourne dans tous les sens ; comme Frédérique, quoi (rires). Frédéric m’avait conseillé d’écrire pour les gens, les connaissant. Donc il y a ce rôle, le rôle de Samuel est celui d’un somnambule ; il se déplace dans l’espace, les yeux complètement ouverts (contrairement à ce qu’on croit). À un moment, il vient rendre visite à Frédérique et tout une histoire découle de ça. Moi, je suis endormi, je ronfle et je chante dans mon sommeil. Je fais plein de choses, mais endormi. Jouer du tuba allongé, ce n’est pas si simple. Voilà, on est parti d’idées comme ça.
Est-ce que c’est un peu parti du caractère, des personnalités, de ce que vous savez de Frédérique ou de Samuel ? Est-ce que c’est important ?
A.B. : je crois que c’est important. Mais les personnalités que je connais des gens de l’Ensemble sont celles qu’ils ont dans l’Ensemble. On est tous différents suivant le groupe dans lequel on est.
F.S. : Il y aussi la perception de la personnalité instrumentale, quand même. On la ressent aussi différemment. Frédérique, je ne la connais pas de façon « domestique », mais quand elle joue, on voit bien qu’elle n’est pas « inerte»  non plus.
Les pièces du programme, dont cette création, sont-elles très écrites, ou s’agit-il d’œuvres ouvertes ?
F.S. : elles sont très écrites, autant que peuvent l’être des pièces qui nécessitent un jeu théâtral. Certains compositeurs ont tellement écrit geste à geste que ça devenait un désastre. Ici, tout est écrit, avec une certaine latitude pour la dimension scénique, mais ce n’est pas un « happening » pour autant. Ce qui est intéressant dans un travail comme celui-là, c’est d’arriver à inventer dans un cadre extrêmement serré ; Un peu comme d’arriver à travailler son tuba dans un très petit appartement. Les voisins entendent tout…
A.B. : ne m’en parle pas ! (rires) Il faut un grand appartement… et un petit tuba.
Propos receuillis par Jean-Pierre Derrien
Extrait d’Accents n° 34
– janvier-mars 2007
Photo : Arnaud Boukhitine © Nicolas Havette