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L’air du large – entretien avec Jérôme Combier

Entretien Par David Sanson, le 15/09/2007

Dans Stèles d’air, Jérôme Combier prolonge la démarche entamée, entre 2004 et 2006, avec Vies silencieuses : on y retrouve en effet les sept instruments présents dans cette série de sept pièces pour diverses petites formations, intégrés aujourd’hui à un ensemble plus large de vingt instrumentistes, auquel s’adjoint l’électronique. Stèles d’air prolonge également l’esprit éminemment plastique qui animait déjà les Vies silencieuses, cycle qui s’attachait au travail du peintre Raphaël Thierry, rencontré à la Villa Médicis, et avec lequel Jérôme Combier avait imaginé une forme de « concert-performance » intégrant ses dessins (créés à partir de sable posé sur une vitre éclairée par des néons). Aujourd’hui, le compositeur place de nouveau Stèles d’air sous l’égide des plasti-ciens – Giuseppe Penone et Giorgio Morandi – et des poètes – Philippe Jaccottet –, témoignant de l’ampleur d’une inspiration qui n’hésite pas à rechercher dans d’autres disciplines les moyens de mettre en œuvre « un temps particulier du sonore ».

De quelle manière votre œuvre Stèles d’air s’inscrit-elle dans le prolongement de votre cycle des Vies silencieuses, dans lequel vous semblez envisager le son essentiellement comme une « matière » ?
Elle en sera le prolongement à plusieurs égards : dans la mesure où elle empruntera de semblables matières (les harmonies, les échelles de hauteurs, les tempi, les proportions…), et dans la mesure où elle en sera à la fois l’extension orchestrale et l’érosion. Le titre de Stèles d’air vient d’un texte que Philippe Jaccottet a écrit sur l’œuvre de Giorgio Morandi, et plus précisément sur les dernières aquarelles des années 1963-1964. À propos de ces peintures qui ne sont plus, semble-t-il, que l’ébauche du visible – ici une tache qui rappelle une bouteille, là, un seul trait qui dessine, dans le vide qui l’entoure, une forme par omission –, l’écrivain parle d’« assomption des choses qui culminerait dans leur presque disparition […], des stèles d’air qu’un roi sans royaume aurait fait dresser à des confins sans nom, à l’ultime bord du monde visible. » L’électronique aura cette fonction-là, elle érodera le sonore porté par les instruments, elle diluera harmonies et échelles dans des saturations douces, des sons chargés de bruit.
L’idée de Stèles d’air vous serait venue de la visite d’une exposition consacrée au plasticien Giuseppe Penone, et notamment de son installation Respirer l’ombre : quelles analogies voyez-vous entre cette œuvre et la vôtre ?
Je suis assez embarrassé, finalement, d’évoquer les noms de Morandi, de Penone. Certes, il s’agit là pour moi de créer des filiations, des affinités, loin de toute musique, c’est à cela que pousse le langage lorsqu’il s’intéresse à la musi-que, et bien qu’attiré par de tels recoupements (pour moi-même), je doute toutefois de leurs pertinences. Je lis dans l’œuvre de Penone cette idée, à mes yeux essentielle, d’une Nature convoquée pour les temps qu’elle déploie – temps géologique d’Essere fiume (Être fleuve), temps végétal de Respirare l’ombra (Respirer l’ombre), Repetere il bosco (Répéter la forêt) ou Sentiero (Sentier) –, et les tenta-tives si inventives et poétiques (au sens de poïèsis, créatrices de sens) pour y opposer un temps artistique : tailler la pierre à l’image de l’eau qui la lisse, retrouver les nervures de l’arbre pour donner à voir son temps. Pour moi, cette confrontation prend la forme de la recherche d’un temps particulier du sonore, celui de l’immédiateté idéale et impossible à la fois, qui naît dans l’instant qu’il disparaît, qui se donne à entendre de la manière la plus ténue ou la plus resserrée, le temps de l’air, de la fumée : Essere fumo (Être fumée).
Concrètement, comment avez-vous travaillé avec l’électronique pour lui permettre, ainsi que vous le dites, d’« éroder le sonore » ?
Outre l’aspect orchestral que je souhaite attribuer à l’électronique (les textures sonores apportées par Vies silencieuses sont analysées d’un point de vue spectral, il y a là travail de recyclage, de métamorphose), je tâche de lui attribuer une fonctionnalité précise, que j’imagine se démultiplier dans les diverses qualités – rythmiques, contrapuntiques, harmoniques – de la musique de Vies silencieuses. À titre d’exemple, je pourrais dire ceci : on trouve souvent dans mon travail un aspect contrapuntique, une superposition de lignes mélodiques faisant appel à des échelles de quarts de tons. J’imagine que l’électronique pourra créer une, deux voix supplémentaires en jouant en temps réel les voix, mais à une vitesse plus lente, qui en seraient à la fois l’écho et le double (au sens où l’on trouve dans certaines Suites un double qui est une variation de la danse à laquelle il succède). Je suis aidé dans ce travail par Benoît Meudic, sans lequel, je l’avoue, je ne pourrais pas grand-chose.
Propos recueillis par David Sanson, rédacteur en chef de la revue Mouvement
Extrait d’Accents n° 33 – septembre-décembre 2007
Photo : Unghia installation de Giuseppe Penone,1998 © Stuart Franklin / Magnum Photos