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Du cœur à l’ouvrage – entretien avec Dan Dediu

Entretien Par Antigona Radulescu, le 15/09/2007


Hyperkardia sera présentée lors du concert donné par l’Ensemble intercontemporain à Bucarest le 20 septembre 2007. Une occasion de découvrir la personnalité du compositeur Dan Dediu, originaire, comme Xenakis, de la ville de Braïla. Entre sa formation musicale à l’Université Nationale de Musique, avec Stefan Niculescu et Dan Constantinescu, ainsi qu’à la Hochschule für Musik de Vienne avec Francis Burt, et ses multiples activités actuelles – professeur, pianiste, directeur de l’ensemble Profil-Sinfonietta et de diverses manifestations culturelles – il a suivi des cours à l’IRCAM, obtenu plusieurs bourses d’études et de nombreuses commandes, et a collaboré à différents festivals internationaux. La musique de Dan Dediu se caractérise par une remarquable force de synthèse, une fraîcheur des sonorités, une vivacité du geste musical, une technique assurée et surtout une expression entre ludique et tragique qui lui est tout à fait propre. Prolifique, protéiforme, débordant d’idées, Dan Dediu excite tout à la fois l’oreille et la raison de l’auditeur.
Comment caractériseriez-vous succinctement Hyperkardia ?
Une métaphore robinsonienne.
Pouvez-vous développer un peu cette formule ?
Il s’agit d’une œuvre où tout est noté avec exactitude – hauteurs, durées, modes d’attaque, nuances, expressions – mais pour laquelle chaque interprète dispose d’une unité métrique qui lui est propre : sa propre pulsation cardiaque. Ainsi, chaque instrumentiste est tel Robinson Crusoé : seul, captif sur une île, s’efforçant de survivre « en s’accordant » à son environnement. Traditionnelle-ment, la musique d’orchestre part du postulat selon lequel, pour pouvoir jouer ensemble, il faut avoir une pulsation commune. Dans Hyperkardia, j’ai essayé de raisonner autrement. Chacun doit avoir sa propre pulsation et en même temps pouvoir interagir avec les autres, de manière organisée et cohérente. On obtient en définitive un « hyper pouls cardiaque », un « supra cœur » – Hyperkardia. J’ai imaginé ainsi une sorte de pensée polyphonique à laquelle j’ai donné l’appellation de -« contrepoint oblique ». Pourquoi oblique ? Le pouls cardiaque pouvant varier de 50 à 120 pulsations par minute, j’ai défini en conséquence un espace harmonique qui fonctionne non seulement verticalement mais également transversalement. La polyphonie oblique m’a obligé à des incises claires et courtes – Contrapunctus – où j’ai pu insérer différents signaux. Pour moi, la forme musicale est un système complexe de signalisations. J’ai ainsi défini des « cratères », sortes de nœuds de concentration maximale de l’expression, dont un exemple est représenté dans cette pièce par le continuum de clavecin du finale.
Dans votre discours se retrouvent les termes traditionnels d’harmonie, forme, contrepoint, mais se découvrent également des associations étranges, images plastiques ou savoureuses métaphores. Comment composez-vous ? D’où partez-vous ?
Je pars d’une obsession. Et de plus j’ai pris l’habitude, dans chacune de mes compositions, de résoudre un problème particulier de technique compositionnelle. Je me questionne ainsi pour éclaircir mes idées et arriver à parler mélodie, rythme, harmonie, registre, volume, forme.

Comment définiriez-vous votre musique ? Y a-t-il des éléments d’écriture, signatures ou teintes expressives, qui pourraient être définis comme spécifiquement roumains ?
Il me plaît de dire que j’écris une musique torrentielle, une musique qui mêle urgence et adrénaline. Cela ne signifie pas que j’écris seulement de la musique rapide, même si, je l’admets, c’est celle que je préfère. Quant à définir ce qui est roumain chez moi, cela m’est difficile. La musique roumaine est très peu connue à l’Ouest. Et c’est bien dommage car elle offre une approche facile : prédominance du facteur mélodique, technique hétérophonique, prédilection pour une forme associative ou statique, complexité métrique, économie de moyens compositionnels. En résumé, un métissage  intéressant entre différents courants : l’hédonisme de la sonorité de la musique française, le mode de déploiement et l’économie de moyens propres à la musique allemande, joints à une particulière mélodicité dérivée de la tradition byzantine et folklorique du pays. Mais je crois que ce qui est roumain chez moi tient plutôt à une certaine expression, « râsu’-plânsu » (« rire et pleurer »). En Roumanie, sans en connaître exactement l’origine, c’est comme une deuxième nature. Le rire mêlé aux larmes, pleurer avec le sourire, forme d’histrionisme qui cache un fonds incroyablement tragique. Sorte de désespoir qu’on retrouve également chez Tzara, Ionesco, Cioran.
Où situeriez-vous votre musique dans le contexte de la musique contemporaine ?
J’avais l’impression que je pouvais me situer quelque part dans la zone de la musique est-européenne, sur une petite ruelle qui lierait les boulevards Ligeti et Lutoslawski. Mais j’avais tort. J’ai enfin trouvé ma place et celle-ci ne saurait se rattacher à une musique précise, mais plutôt à cinq noms d’écrivains : Ionesco, Vargas Llosa, Garcia Marquez, Rushdie et Kundera. D’ailleurs, je me vois déjà à cheval sur un rhinocéros (Rhinocéros), moi, un écrivailleur de Macondo (La Tante Julia et le scribouillard), racontant aux enfants, au beau milieu de la nuit (Les Enfants de minuit) l’intolérable légèreté de l’homme (L’Insoutenable légèreté de l’être). Comment donc une telle musique pourrait-elle sonner ? Colorée, riche et flamboyante. Et je retourne alors vers Cioran qui dit que la musique doit rendre fou. Je suis de son avis.
Propos recueillis par Antigona Radulescu, musicologue, professeur de sémiotique de la musique à l’Université Nationale de Musique de Bucarest
Extrait d’Accents n° 33
– septembre-décembre 2007
Photo © Peter Dazeley / Getty-images