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Délices poétiques – entretien avec Xavier Dayer

Entretien Par Isabelle Mili, le 15/04/2007


Les précédentes incursions de Xavier Dayer dans le domaine lyrique témoignent de l’importance que revêt pour lui le geste poétique, que ce soit dans Les Aveugles, opéra créé en 2006 par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, Mémoires d’une jeune fille triste, créé au Grand Théâtre de Genève l’année précédente, ou Le Marin, son premier opéra. Féru de poésie portugaise, Xavier Dayer a puisé à deux sources pour sa prochaine œuvre vocale : d’une part les lettres d’une religieuse portugaise – Marianna Alcoforado –, écrites en 1661 ; et, d’autre part, des poèmes anglais de Fernando Pessoa.

Comment s’est opéré votre travail sur Delights, pour voix, ensemble et électronique ?
Les sons électroniques ont été à l’origine d’un renversement dans la genèse de l’œuvre. Habituellement, je suis des pistes poétiques, bien avant l’émergence de toute piste de composition. Cette fois, j’ai procédé à l’inverse. Je suis resté en deçà de toute trace textuelle, de toute structure poétique, pour explorer d’abord des sons électroniques. Avec Gilbert Nouno, qui m’assiste en studio, nous avons transformé des voix en les faisant passer par des modèles de résonance instrumentale, y compris des instruments tout à fait virtuels (comme un piano de trente mètres…). Je me suis focalisé sur un traitement des voix en temps réel, avec des modèles pré-calculés. Puis est venue la quête du texte. Le côté fantasmatique des lettres de Marianna Alcoforado à son amant d’un jour nous met en présence d’un amour désincarné, artificiel, asymétrique – ses lettres n’ont jamais reçu de réponse. Autour de ce personnage, la partie électronique de l’œuvre dessine une aura troublante.
La polyphonie de la partie vocale paraît très ramifiée. Parfois, cependant, les voix redeviennent synchrones. Avez-vous tenté de concilier le madrigal et l’oratorio ?
Les voix sont en effet traitées à la fois comme dans l’oratorio – où des individualités se détachent –, et dans le madrigal – où l’on exprime à plusieurs le sentiment d’une seule personne. Dans le poème de Pessoa, il est aussi question d’une femme, une vierge qui rêve de sa nuit de noces. On retrouve là le côté fantasmatique de l’autre texte, la construction d’une fiction amoureuse, d’une projection imaginaire. Parmi les éléments sur lesquels peut se greffer une forme musicale, il y a le sens qui peut être donné à un texte. Cette forme peut être bipolarisée : d’une part, une polyphonie foisonnante, qui implique une perte de sens ; et, d’autre part, des fragments plus reconnaissables, où l’on se trouve face à un « je », exprimé grâce à un effacement de l’orchestre et une synchronisation des voix.
Vous semblez éviter toute redondance entre voix et instruments…

On pourrait dire de l’ensemble instrumental qu’il est constitué d’une série de voiles enlevés successivement, jusqu’à l’instant où l’on perçoit une identité. L’instrument peut être conçu comme une sorte de perturbateur par rapport à la poésie… Cependant, les instruments contribuent ici à l’avènement d’une compréhension. Ils préparent le surgissement du sens. Lorsque l’écoute est saturée par une multiplicité de courants et d’actions, arrive un moment contemplatif, où cette densité extrême fait place à un grand dépouillement, et qui revêt alors une force considérable. On trouve chez Giacinto Scelsi un exemple de temps contemplatif et chez Brian Ferneyhough une grande tension. J’essaie de recourir à ces deux extrêmes.
Le fait que l’écriture instrumentale ponctue et souligne la vocalité est-il en rapport avec le choix des textes ?
Tout part des voix, qui sont relayées par les instruments. Par moments, ces instruments offrent des timbres très « objectifs », mais parfois ils brouillent le sens à la manière d’une présence sur une photo floue. Leur rôle est de faire en sorte que deux mondes se rejoignent, celui de l’électronique et celui des voix. C’est pourquoi ces sons acoustiques peuvent apparaître comme des résurgences, ou encore comme des résolutions de tensions. Si ma musique explore des extrêmes de densité, elle est assez constante du point de vue des tessitures. Par exemple, les cordes, ici, ne sont jamais autonomes. Elles se situent du côté de la fugacité, de la sensibilité ; elles prennent acte de l’impossibilité de figer le temps et ont recours à des modes de jeux très variés : sur la touche, en pizzicati, giocoso (gai), scorrevole (fluide), etc. Cette constante fugacité dans les parties instrumentales est imprégnée du caractère très particulier des poèmes anglais de Pessoa, qui frappent par leur traitement baroque – nettement distinct de son œuvre en portugais. Dans cet esprit, j’ai construit ici une forme en mosaïque, comme pour isoler, au milieu de l’abondance des événements musicaux de Delights, le temps de quelques instants, des éclats de textes poétiques.
Propos recueillis par Isabelle Mili
Extrait d’Accents n° 32 – avril-juillet 2007