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Réalité et abstraction – entretien avec Arnulf Herrmann

Entretien Par Philippe Olivier, le 15/01/2007

Lors de la Nuit de l’Ensemble, l’une des manifestations célébrant les trente ans de l’Ensemble intercontemporain, Susanna Mälkki dirigera notamment Anklang 1./2. de l’Allemand Arnulf Herrmann. Ce créateur de trente-huit ans a, entre autres, étudié au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris auprès de Gérard Grisey et d’Emmanuel Nunes, avant de suivre les enseignements théoriques de l’Ircam. Aujourd’hui, Arnulf Herrmann est joué aux festivals Musica de Strasbourg et de Donaueschingen. Philippe Olivier s’est entretenu avec l’auteur de Privatsammlung, pièce pour piano récemment créée à la radio de Cologne. La conversation a eu lieu à Berlin, ville où Arnulf Herrmann réside et enseigne la composition.
Comment définissez-vous la pensée suscitant le déroulement de vos œuvres ?
Mes partitions reposent sur des racines européennes. À savoir une forte inscription dans la tradition allemande, combinée avec ma fascination pour le sens exceptionnel de l’économie sonore caractérisant Debussy. En ce qui concerne la pensée organisant mon propos, elle est le résultat d’un long travail de maturation. Je ne peux pas écrire dans la précipitation. Au contraire, un processus progressif de gestation m’habite, m’accompagne. Il s’agit peut-être à nouveau, en l’espèce, de traits typiquement germaniques. D’une manière paradoxale, l’un des apports du regretté Gérard Grisey et d’Emmanuel Nunes au musicien que je suis aura, justement, été une prise de conscience accentuée de la sphère culturelle dont je suis issu, avec ses diverses particularités.

Lesquelles ?
Elles sont nombreuses. Par exemple, outre-Rhin, l’instrumentation n’est pas enseignée avec autant de sens de l’hédonisme résultant des timbres qu’en France. On y privilégie plus la globalité et la pensée pure, tout comme ce que l’on nommait autrefois la « grande forme », que les raffinements perceptibles chez Ravel ou chez d’autres compositeurs plus proches de nous dans le temps. Bien que voisins, nous divergeons sur des paramètres artistiques et techniques. Voilà une des richesses de l’Europe.

Que signifie, en allemand, le mot Anklang ?
Évocation sonore. Je traite, durant la pièce du même nom, de deux dimensions. Anklang 1. ressemble, en quelque sorte, à une toile de fond ayant une résonance historique. Elle sert de projection à mes propres idées musicales. Ainsi s’ouvre une relation d’échanges, un espace d’associations sonores suscitant des réactions créatives immédiates. Ensuite, le matériau engrangé développe une existence autonome. Avec Anklang 2., le point de départ est un modèle virtuose bien connu, une figure de jeu pianistique composée de trois notes et variée toujours plus. Elle commence d’abord par quitter ses limites étroites, à créer comme des branchages, à susciter des ramifications. Ensuite, la virtuosité atteinte semble confiner à l’absurde. Au même moment, apparaissent des corps étrangers, des éléments irritants. Leur signification se trouve aux antipodes de l’aspect mécanique de la virtuosité. On assiste à la naissance d’un champ de tensions dont le développement n’est pas prévisible. On se trouve donc toujours dans un monde fait d’abstraction et de réalité. J’ouvre, dès lors, un espace de jeu dans lequel je réagis au modèle concret proposé auparavant, un lieu où il se -reflète.
Quelle est la texture instrumentale d’Anklang 1./2. ?
Deux clarinettes, une trompette, un cor, un trombone, deux percussions, un alto, un violoncelle et une contrebasse. Ces instruments sont, durant Anklang 2., les partenaires de deux claviers chargés de jouer des intervalles microtonaux. Si le timbre de ces claviers peut être notamment identifié comme proche du piano, ceux-ci révèlent un monde étrange, ouvrant des espaces singuliers. À un moment, durant certains glissandi, le timbre spécifique des pianos disparaît. Je cherche toujours à provoquer l’irruption d’univers hors du commun, malgré une dimension visuelle représentative de tendances actuellement répandues : les mouvements de doigts des instrumentistes chargés des claviers sont tout à fait différents de ce que l’on entend. Pendant que leurs mains touchent le registre supérieur, les sons se situent dans une tessiture grave.
Un clin d’œil au théâtre musical ?
Pas pour moi. Même si, étant par ailleurs passionné de cinéma, je m’intéresse beaucoup aux rapports entre l’image et le son. En dépit de l’aspect optique du jeu, chaque musicien travaille simplement avec son instrument  pour faire de la musique. En vertu de l’exigence de la pratique présente – en tout – chez Pierre Boulez. Dès que j’écris une pièce, il est essentiel d’ouvrir très tôt le dialogue avec les instrumentistes, afin de confronter, une fois encore, l’abstraction à la réalité. Commandée par l’Ensemble Modern de Francfort en 2004, Anklang 1./2. a été mis au point durant le premier séminaire international de composition organisé par cette formation. L’œuvre résulte d’un cadre de travail très étroit avec les membres de l’Ensemble Modern, d’une concertation fructueuse, de recherches communes. Le dialogue a été, entre nous, constant, en vertu d’un processus d’invention jamais terminé.
Celui du work in progress…
Et de la pratique, un autre élément fondamental de notre métier. On ne le dira jamais assez. D’ailleurs, les diverses exécutions d’Anklang 1./2. ont suscité des expériences m’ayant amené à esquisser l’élargissement de cette pièce vers une partie supplémentaire. Elle pourrait être Anklang 3. Sans tenir compte de cette continuation, je considère néanmoins Anklang 1./2. comme une pièce totalement achevée et indépendante.
Propos recueillis par Philippe Olivier
Extrait d’Accents n° 31
– janvier-mars 2007