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Cache-cache – entretien avec Patrick Marcland

Entretien Par Corinne Schneider, le 15/01/2007

Vous avez composé entre 2001 et 2003 un duo pour alto et trompette avec électronique intitulé Eclipsis ; quel est le lien entre cette partition et votre nouvelle œuvre, Eclipsis déployé ?
Le lien premier est celui des musiciens : Christophe Desjardins (alto) et Jean-Jacques Gaudon (trompette), interprètes d’Eclipsis déployé, avaient créé Eclipsis au Centre Pompidou en mars 2004. Ce duo de huit minutes était déjà l’extension d’un court dialogue entre les mêmes interprètes, issu d’une œuvre plus ancienne, Étude (1995) pour trois instruments à cordes, trois cuivres et trois danseurs. Dans Eclipsis, j’associais pour la première fois l’électronique avec les instruments, et je n’avais fait qu’entrevoir un monde de possibilités à développer. J’ai alors procédé à un déploiement de l’œuvre qui atteint à présent près de quarante minutes. Eclipsis déployé provient donc totalement d’Eclipsis : l’écriture prolifère doublement, touchant les dimensions à la fois spatiale et temporelle. Au duo originel avec électronique s’adjoignent à présent la clarinette, le trombone, le tuba et le cor anglais. Le choix des instruments est lié à leur timbre spécifique mais aussi au fait qu’ils peuvent être joués debout. Les musiciens sont en effet amenés à se déplacer sur le plateau au cours de l’exécution. Bien évidemment, ces déplacements sont simples – il ne s’agit pas de faire gesticuler inutilement les musiciens. Ils visent à souligner les aspects formels de l’œuvre et à donner toutes ses chances à une véritable relation public-interprètes, sans aucune référence à une quelconque narration.
Vous avez souvent travaillé avec des chorégraphes, notamment avec Nadine Hernu et Susan Buirge. La dimension scénique, la prise en compte de l’espace et de la gestuelle sont-elles des données à part entière de votre écriture ?
Plus j’avance et plus je me rends compte que ce qui m’intéresse avant tout, c’est le théâtre. La musique fait partie du théâtre dans le sens où tout ce qui se passe sur scène est théâtre. Peter Brook a l’habitude de définir le théâtre simplement : « Quelqu’un traverse un espace tandis qu’un autre l’observe ». À partir du moment où les musiciens entrent sur scène, il y a théâtre. Je ne parle pas du lieu, mais de cette relation qui tout à coup se passe entre quelqu’un qui agit et quelqu’un qui regarde. Le concert a évidemment quelque chose à voir avec le théâtre et il faut s’en préoccuper. Mes expériences dans ce domaine sont déjà nombreuses, et cette dimension reste capitale dans ma manière d’appréhender la composition même de l’œuvre. Je pense la pièce non seulement comme une forme musicale, mais comme une dramaturgie.
L’intérêt pour l’électronique est assez récent dans votre démarche ; vous avez commencé à l’intégrer à votre travail après une trentaine d’années de création…
J’ai commencé à utiliser l’électronique lorsque les progrès de l’informatique lui ont apporté la souplesse qui pour moi lui manquait auparavant. Je la considère comme un moyen d’agir sur le son, et d’en produire, qui ne saurait se substituer au travail d’écriture à la table mais qui entre en compte dans le théâtre dont je parle. J’ai d’ailleurs commencé à travailler avec l’électronique dans des pièces chorégraphiques : Sanguine (1997), Le Jour d’avant (1998-1999) et Le Jour d’après (1999-2000). Je travaille l’électronique comme un peintre travaille la peinture ; pour moi, c’est de la matière. La structure écrite est dans la partition, l’électronique est un élément de la dramaturgie. Dans Eclipsis déployé, le matériau de la partie électronique provient des instruments eux-mêmes, dont les sonorités ont été largement traitées et retravaillées. Si elles sont parfois méconnaissables, il reste néanmoins une parenté, une filiation avec les instruments présents sur scène. J’ai pensé la partie électronique comme une épaisseur, une prolongation et une ouverture du jeu instrumental. Au moment du concert, l’emplacement des haut-parleurs est capital ; il entre dans la scénographie évoquée plus haut. Je ne veux pas immerger le public dans le son, dans une sorte de cocon utérin confortable et passif ! Je n’ai pas envie de le bercer ni de le secouer par des effets spectaculaires. Au contraire, j’ai voulu que la sonorisation soit sobre, très localisée sur l’espace scénique : le public doit être placé dans un état de tension attentive, sollicitée vers l’avant, tous les sens en éveil… Ce rôle actif du public fait aussi partie du théâtre tel que je le conçois.
Quel sens attribuez-vous au titre de -l’œuvre, Eclipsis ?
La métaphore de l’éclipse concerne en fait plus directement le jeu perpétuel de cache, de masque, dans le duo instrumental initial, entre l’alto et la trompette, à tel point qu’ils en arrivent parfois à se confondre. D’ailleurs, pour moi, l’alto appartient plus à la famille des cuivres qu’à celle des cordes. C’est un instrument au timbre très particulier, bien autre chose qu’un violon grave ! Dans le déploiement de l’œuvre, j’ai conservé l’idée de l’éclipse et de cette ambiguïté permanente, mais cette fois avec trois couples d’instruments. On assiste donc à une démultiplication du même procédé, à l’image de la fameuse scène des miroirs dans La Dame de Shanghai d’Orson Welles.
Propos recueillis par Corinne Schneider
Extrait d’Accents n° 31 – janvier-mars 2007