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Le « sentiment musical » – entretien avec Tristan Murail

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/09/2006

Votre nouvelle œuvre pour ensemble, commande de l’Intercontemporain, sera créée dans un programme placé sous le signe du voyage, thème de cette saison à la Cité de la musique. Le voyage, ou l’observation du monde, ont-ils une importance pour vous en tant que modèle ?
C’est une thématique suffisamment vaste pour pouvoir y inscrire une nouvelle œuvre… Il est vrai qu’un certain nombre de mes pièces portent des titres se référant à une notion de voyage. Je pense en particulier à Serendib1, que j’ai écrite en 1992 pour l’Ensemble. Mais ce sont des lieux mythiques, des voyages imaginaires. Il ne s’agit pas de faire œuvre réaliste, ce qui de toute façon serait totalement illusoire en musique. Je prépare actuellement une série de pièces de musique de chambre qui toutes s’articulent autour d’une expérience, par exemple de lecture, de séjour ou de voyage. L’une d’elles prend comme point de départ un lieu situé tout près de chez moi. En 2001, j’avais écrit une pièce intitulée Le Lac. Là non plus, il ne s’agit pas de « voyage » à proprement parler, puisque le lieu en question se situe devant ma fenêtre. Mais c’est une sorte de miroir – au sens figuré, et au sens propre aussi, bien sûr – de tout ce qui peut s’y produire. C’est à la fois quelque chose sur le temps qui passe et sur la transformation, avec le lac comme métaphore.
Pensez-vous que la musique électronique nous a rendus plus réceptifs à ces variations, en affinant notre écoute ? Constatez-vous un phénomène de « feedback » qui vous inciterait à introduire de nouveaux éléments, maintenant qu’ils sont mieux perçus ?
C’est vraiment une question délicate. Il faudrait d’abord définir ce qu’est le public… À l’échelle historique, on constate en effet une évolution de la perception. L’exemple est connu, c’est celui des reprises dans la musique classique, qui nous paraissent maintenant très redondantes mais qui, à l’époque, étaient sans doute beaucoup plus nécessaires pour faire comprendre ce qui se passait au niveau de la forme sonate, etc. Mais il a fallu tout de même deux siècles ! Alors, sur une durée de dix ou vingt ans, je ne saurais trop dire… Je ne peux parler que d’un public extrêmement restreint qui est celui des spécialistes et des interprètes. Sans aucun doute, on constate une évolution très nette quant à la perception des nuances fines de timbre et d’intonation. Quand j’ai commencé, comme mes collègues du reste, à écrire ce genre de musique, il était assez difficile d’obtenir une précision dans les intonations de micro-intervalles. Maintenant, ce sont des choses qui sont presque passées dans les mœurs, ou en tout cas, elles sont beaucoup plus connues. Quant au public lui-même, je ne me prononcerais pas, personnellement.
Indépendamment de la nomenclature choisie, le fait d’écrire pour une formation donnée, par exemple pour l’Ensemble intercontemporain, a-t-il une incidence sur votre écriture ?
Je ne vais pas changer ma manière d’écrire pour cette pièce, mais je sais que je peux me permettre certaines audaces. Je sais aussi que cette pièce sera jouée par d’autres ensembles – en tout cas je l’espère. Je ne peux donc pas non plus écrire en fonction des capacités individuelles des membres d’un ensemble, ce serait absurde. Ni pour un lieu donné, ce qui gênerait de nouvelles exécutions, quoiqu’en l’occurrence, je vais essayer quelques effets de spatialisation au niveau instrumental, en jouant sur une disposition des instrumentistes en dehors de la scène. Cela a déjà été réalisé à la Cité de la musique, mais je sais aussi que cela peut poser des problèmes pour certains lieux. Là, je prends le risque.
C’est une expérience inédite pour vous ?
Oui. Jusqu’à présent, je n’ai réalisé de spatialisation qu’avec l’électronique. J’étais très méfiant vis-à-vis de la spatialisation, pour des raisons que je ne pourrais explorer ici en détail – principalement pour des questions de perception, de psychoacoustique – mais je me suis rendu compte que certaines choses pouvaient être intéressantes avec la spatialisation, en particulier une meilleure différenciation des flux, une plus grande clarté dans la perception d’un travail de superposition de flux.
Dans un article intitulé “Questions de cible”2, vous indiquiez que le matériau musical n’était selon vous ni la note de musique, ni même le son musical, mais « le sentiment » – au sens très général de ce qui est senti, c’est-à-dire perçu, interprété – « créé par cette note ou ce son ». Qu’entendez-vous par là ?
Il est difficile d’en parler, mais je pense de plus en plus que ce qui compte effectivement n’est pas le matériau tel qu’il est analysé dans la plupart des textes ou des traités. On analyse des thèmes, des cellules, des formules de développement, c’est-à-dire la manière dont les choses ont été faites ; mais ce qui est important, c’est l’effet produit, et c’est là que le phénomène musical intervient vraiment. Et c’est là aussi qu’il devient très difficile d’en parler. Parfois, un simple intervalle de deux notes peut être d’un effet beaucoup plus prodigieux qu’une architecture complexe, donnant lieu à des pages d’analyse. Il est beaucoup plus difficile pour le compositeur d’analyser, d’évaluer pourquoi tel objet musical, très simple, va produire tel effet à un moment donné. Or c’est là que tout réside en réalité. Avec l’expérience, je sais quand cela se produit, ou va se produire, et je me trompe de moins en moins. Mais cette chose-là reste en grande partie du domaine de l’impondérable. On touche là à la limite de toutes les techniques ou de toutes les recettes. Il est très difficile d’en parler avec des mots, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle on fait de la musique…
Propos recueillis par Véronique Brindeau
Extrait d’Accnts n° 30
– septembre-décembre 2006

1- Nom mythique donné par Sindbad le marin à l’île de Ceylan.
2- « Questions de cible », publié dans Entretemps n° 8, septembre 1989, repris dans Tristan Murail, textes réunis par Pierre Michel, Presses universitaires de Strasbourg, 2004.
Pour en savoir plus :
Tristan Murail, textes réunis par Peter Szendy,
L’Harmattan, Ircam/Centre Pompidou, 2002
Murail, modèles et artifices, textes réunis par Pierre Michel, Presses Universitaires de Strasbourg, 2004