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Georges Lavaudant, les arts sortis de leurs gonds

Grand Angle Par Bruno Tackels, le 15/09/2006

Les 9, 12 et 13 décembre prochains, l’Ensemble intercontemporain et l’Odéon – Théâtre de l’Europe présentent une nouvelle production de Cassandre de Michael Jarrell, d’après un texte de Christa Wolf, dans une nouvelle mise en scène signée Georges Lavaudant. Bruno Tackels trace ici un portrait du dramaturge, également directeur de l’Odéon, et nous parle de la place de la musique dans ses spectacles.
Dire de Georges Lavaudant qu’il est un metteur en scène de théâtre est à la fois juste, et en même temps terriblement insuffisant. Car tout dans son travail, depuis plus de trente ans (c’est dans les turbulences d’après 68 qu’il fonde le Théâtre Partisan, à Grenoble, avec toute une troupe d’acteurs, dont Ariel Garcia-Valdès), toute son énergie de création va à l’encontre de l’idée dominante de la seconde moitié du vingtième siècle : le théâtre entièrement dans les mains toutes puissantes de la mise en scène, à savoir l’orchestration d’un sens général, et idéal, du texte dramatique par la figure du metteur en scène. L’esthétique, la méthode et la posture intellectuelle de Georges Lavaudant s’opposent point par point à cette manière de voir et de faire du théâtre, qui trouvera notamment ses lettres de noblesse avec Patrice Chéreau.
Bien sûr, Georges Lavaudant « met en scène », en ce sens qu’il organise un plateau de théâtre, mais il n’impose pas la mise en scène d’un sens absolu, une interprétation ou une lecture de la pièce montée qui s’imposeraient à l’ensemble de l’édifice scénique. Non, chez Lavaudant, il n’y a jamais d’édifice global ou de système général, juste des fragments, des parcelles de sens, des passages furtifs, des bribes de théâtre qui semblent resurgir après une catastrophe. Quel théâtre resterait-il après que tout le théâtre se soit effondré ? C’est à une telle question que Lavaudant semble toujours vouloir répondre dans ses spectacles. Cela ne veut pas dire qu’ils seraient en ruine — bien au contraire, son plateau abrite en général de très belles images, justement parce qu’il cherche à montrer la beauté de ce qui n’est qu’un fragment du tout théâtral qu’il n’y a plus à mettre en scène, justement, parce qu’il appartient au passé.
La scène de Lavaudant, et c’est une de ses caractéristiques majeures, parle toujours au présent, elle actionne une réalité qui n’existe que dans le pur présent. On y voit des corps, des musiques, des lumières qui ne nous parlent que d’aujourd’hui, de leur étrange présence dans ce monde-ci. D’où le côté si souvent décalé des apparitions, dans les spectacles de Lavaudant. Oui, ce sont bien des apparitions — bien plus que des « images », comme on l’a souvent dit. Des apparitions, des êtres qui semblent venir de nulle part (en fait ils viennent du passé, car le théâtre, et l’opéra de même viennent toujours du passé) et font irruption, brutalement, dans notre présent qui essaie de les accueillir, et d’en penser quelque chose…
La scène de Lavaudant, on l’aura compris, appelle tout naturellement la musique, toutes les musiques. C’est elle qui prend en charge une large part de la narration. En ce sens, elle est un acteur, et principal, au même titre que les comédiens, dont le jeu s’apparente du même coup à une partition. Le théâtre de Lavaudant fait sortir le théâtre de ses gonds et le met de plain-pied dans l’univers de la musique. De toutes les musiques, faut-il préciser, car la distinction entre genre noble et populaire n’a jamais cours sur cette scène. Non seulement les musiques renvoient à toutes les provenances sociales, mais elles ramènent aussi tous les coins de la terre, manière pour Lavaudant de dire son amour pour les terres lointaines, qu’il n’a jamais cessé d’arpenter, en même temps que les plateaux du théâtre. On peut même dire que ces voyages aux quatre coins du monde (Amérique du Sud, en particulier le Mexique, terre d’élection affective, l’Inde, la Russie, ou le Vietnam) ont toujours nourri l’imaginaire de l’écrivain du plateau. Car on peut oser cette formule : Georges Lavaudant, avec les lumières, les musiques, les corps, leurs mouvements, leurs expressions, textuelles ou non, fait œuvre d’écriture — une écriture qui s’origine dans le plateau lui-même, et non plus dans le livre. C’est bien de cette manière qu’on peut saisir (et mieux comprendre) son « rêve » d’Hamlet, version réduite, ou plus exactement concentrée d’une histoire qui ne suit pas le livre, mais le précède, et en donne une version possible — et non plus l’essence de la pièce à interpréter, comme au temps de la « mise en scène » évoquée tout à l’heure.
Cette volonté de sortir du champ strictement théâtral devait nécessairement mener Lavaudant dans l’aire musicale de Michael Jarrell, lui qui s’est emparé d’un thème hautement théâtral, en composant à partir de la figure tragique de Cassandre. Partant du livre stupéfiant de Christa Wolf, Michael Jarrell s’est rendu compte qu’il ne pouvait bien traiter cette figure et la (sup)porter qu’en quittant à son tour les cadres déterminés de l’opéra. D’où la forme du « monodrame » d’une Cassandre qui oblige l’opéra « à sortir de l’opéra ». Comme si la douleur muette de Cassandre suspendait le chant, au moment même où Lavaudant désamorce l’artillerie lourde du théâtre. Une Cassandre qui perd le chant, pour trouver « sa » voix, en pénétrant dans le monde ludique de Georges Lavaudant. Une belle et bien naturelle rencontre.
Bruno Tackels
Bruno Tackels est philosophe, dramaturge et auteur de nombreux essais et articles sur le théâtre contemporain. Il est membre du comité de rédaction de la revue Mouvement. Il est également producteur et chroniqueur à France Culture.
Extrait d’Accents n° 30
– septembre-décembre 2006