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Vagues d’influences, les échanges musicaux entre la France et le Japon au XXe siècle

Grand Angle Par Véronique Brindeau, le 15/04/2006

Depuis leur rencontre au milieu du seizième siècle, l’Occident et le Japon se rêvent mutuellement. Les premiers missionnaires jésuites, Espagnols et Portugais, relatent leur périple à une Europe fascinée. Leur présence dans l’archipel sera de courte durée, l’influence de leur musique peu significative – le Japon s’en tient encore pour longtemps aux instruments sans claviers et aux cordes pincées sans archet. À partir du milieu du XVIIe siècle, le Japon se referme sur lui-même pour deux siècles et demi de quasi-autarcie. La communication avec le reste du monde ne se fera plus qu’à travers une étroite voie de passage, principalement en direction de la Hollande, où arriveront les premières et célèbres estampes japonaises. Avec l’instauration d’une nouvelle politique à l’époque de Meiji, en 1868 – l’année des Maîtres Chanteurs de Richard Wagner –, le Japon se lance dans l’assimilation systématique des savoirs et des us occidentaux dans tous les domaines, de la division administrative du territoire aux programmes scolaires, de l’apprentissage des beaux-arts et de la musique aux nouvelles modes vestimentaires.
Pareille importation massive de culture étrangère avait dans l’archipel un précédent : au VIe siècle, le Japon s’était tourné vers la Chine et la Corée, ouvrant ainsi la voie au bouddhisme, à l’écriture en idéogrammes, et à cette musique de cour gagaku dont Messiaen s’inspirera dans le mouvement central de ses Sept Haïkaï. Au VIe comme au XIXe siècle, le débat sur le danger encouru alors par l’identité culturelle japonaise fut tranché en faveur d’une ouverture délibérée.
Cet engouement du Japon pour l’Occident à la fin du XIXe siècle n’a d’égal que la puissante attraction exercée par le Japon lui-même, à la même époque, sur les intellectuels et artistes européens. Le « japonisme » fait rage, et tous collectionnent peu ou prou ces estampes dont les tons et la composition viennent bousculer les règles de l’art. Monet l’un des premiers, mais aussi les frères Goncourt, Rodin, l’architecte Frank Lloyd Wright, qui construit l’Hôtel impérial de Tokyo en 1922, et bien sûr Debussy, qui orne l’édition de La Mer (1905) d’un frontispice de Hokusai : l’une des Trente-six Vues sur le Mont Fuji, intitulée La Vague, qui ornait son cabinet de travail.
Les années vingt sont particulièrement florissantes à cet égard. Stravinsky compose ses Trois Poésies de la lyrique japonaise en 1923, Paul Claudel, ambassadeur de France à Tokyo depuis 1921, produit la trame d’un mimodrame inspiré du théâtre kabuki, La femme et son ombre, et compose Le Soulier de satin. Certes, la pièce se veut une « action espagnole », mais elle porte l’empreinte du Japon, en particulier la scène dite « de l’ombre double », dont Pierre Boulez se souviendra avec Dialogue de l’ombre double, en 1985. Brecht et Yeats composent des , et Eisenstein, qui assiste à des spectacles de kabuki à Moscou, écrit sur l’acteur japonais. On pourrait encore citer Dullin, Artaud (auteur dans les années 1925 d’un scénario intitulé Le samouraï et le drame du sentiment) ou Meyerhold, qui tous questionnent l’art de l’acteur. Plus près de nous, Ariane Mnouchkine s’inspire du kabuki et du théâtre de marionnettes bunraku, et Peter Brook travaille avec l’acteur Yoshi Oida, qui signe en 2003 la mise en scène de l’opéra de chambre de Philippe Manoury La Frontière. Mais c’est certainement Benjamin Britten qui transposa au plus près le japonais avec son « opéra d’église » The Curlew River (La rivière aux courlis) en 1956.
Cette attirance mutuelle entre le Japon et l’Europe se nourrit d’images et de mirages, de reflets plus ou moins déformés, dont l’indice de réfraction révèle une part essentielle de chacun des deux protagonistes. Qu’importe, au fond, la véracité du reflet, si le désir qui en dérive fait œuvre ? « Cherchez les Indes, disait Antoine Vitez, vous trouverez l’Amérique. »
Aimez-vous Brahms ?
On a peine à se représenter aujourd’hui à la fois le bouleversement opéré au Japon par l’importation massive de savoirs occidentaux et la rapidité de leur assimilation. Le premier orchestre de type occidental est créé en 1927 à Tokyo, qui compte aujourd’hui dix orchestres symphoniques permanents et une maison d’opéra. Sur les cinq mentions très bien à l’unanimité du Prix de violon du Conservatoire de Paris en 2004, deux étaient Japonais, deux Coréens et un Taïwanais. Quant à l’École normale de musique de Paris, le nombre d’étudiants japonais y est légendaire. Une des îles de l’archipel a même été baptisée Korutoshima (l’île Cortot), en hommage au pianiste Alfred Cortot (1877-1962), fondateur de l’école, laquelle comptait d’ailleurs parmi ses donateurs d’origine la puissante famille des Tokugawa. Yoshihisa Taïra, né à Tokyo en 1937 et mort à Paris en 2005, y enseigna la composition durant une vingtaine d’années. L’enseignement de la musique occidentale est largement majoritaire dans le Japon moderne, et la culture traditionnelle rejetée aux marges. La question : « Aimez-vous la musique ? » s’entend sans la moindre ambiguïté comme un « Aimez-vous Brahms ? »
Le boomerang du I Ching
Les compositeurs japonais, eux aussi marqués en priorité par leur formation occidentale, assimilent en un temps record tous les courants de la modernité. Ils fréquentent le Studio d’essai de la RTF, le studio de musique électronique de Cologne, étudient à New York et en reviennent avec les partitions de Cage. Le dodécaphonisme, l’œuvre ouverte, les partitions graphiques, le sérialisme généralisé, rien n’échappe à leur « veille artistique ». Tout se passe comme si la « tradition », perpétuée par des interprètes en général peu enclins à l’audace, ne représentait pour les jeunes compositeurs de l’immédiat après-guerre qu’un rappel douloureux d’un monde clos, autoritaire et funeste – tandis que l’Occident leur apporte un souffle de vitalité et d’intense liberté.
Retour aux sources
C’est par le jazz et la romance (« Parlez-moi d’amour », de Lucienne Boyer) que Tôru Takemitsu (1930-1996) découvre sa vocation, à seize ans, dans un baraquement militaire. Une rudimentaire aiguille de bambou, en guise de saphir, sur une vieille cire, décide de son avenir : si la guerre finit un jour, il sera compositeur. Autodidacte, comme Yoji Yuasa, né en 1929, ses maîtres sont Debussy, – le lui a-t-on assez reproché… – Duke Ellington, et l’art des jardins. C’est bien l’Occident qui d’abord fascine ce jeune compositeur dont Stravinsky, en tournée au Japon dans les années soixante, remarque le Requiem pour cordes, et qu’il recommande à la Fondation Koussevitsky dès son retour à New York. Après une première partie de sa production marquée par l’esthétique postromantique et les « modes à transpositions limitées » de Messiaen (dans ses œuvres pour piano, en particulier), Takemitsu découvre la musique japonaise par le théâtre de marionnettes bunraku et par une géniale interprète de luth biwa au style énergique, qui donne à son jeu une qualité très bruitée. D’une grande audace stylistique, elle modifie l’instrument pour en favoriser les attaques percussives de plectre et la résonance métallique des cordes, en glissant entre celles-ci divers objets, tout comme Cage et son « piano préparé ». Takemitsu composera une dizaine d’œuvres avec instruments traditionnels, dont la plus emblématique, November Steps, créée en 1967 à New York, réunit luth biwa, flûte shaku-hachi et orchestre symphonique.
Or, c’est par Cage – qui découvre alors le bouddhisme zen dans les ouvrages de Daisetsu Suzuki, mais aussi le I-Ching, le livre d’oracle chinois millénaire, qu’il utilise comme outil de composition (par exemple dans Music of Changes en 1951) – que Takemitsu opère un tel retour aux sources. Cage, dont il entend pour la première fois la musique lors des concerts du jikken kobo, l’atelier expérimental qu’il a fondé cette même année 1951 à Tokyo avec un noyau de poètes, cinéastes et compositeurs. L’atelier jouera du reste un rôle fondamental dans la connaissance de l’avant-garde occidentale en organisant les premières auditions de Cage, Messiaen, Ligeti ou Penderecki.
Une même trajectoire se retrouve chez Toshio Hosokawa (né en 1955) et Dai Fujikura (né en 1977). Hosokawa entend pour la première fois un orchestre de gagaku à Berlin, lors du Panmusik festival organisé alternativement à Tokyo et Berlin par le compositeur Maki Ishii (1936-2003). Klaus Huber, avec qui il étudie en 1983 à Freibourg, engage Hosokawa à s’intéresser à ses origines musicales. Deux ans plus tard, ce sera Seeds of Contemplation, pour orchestre de cour et chœur de moines bouddhistes. Dai Fujikura, qui étudie au King’s Arts College de Londres avec George Benjamin, découvre quant à lui la musique japonaise… à Darmstadt, La Mecque de la musique contemporaine occidentale.
Leur aîné Maki Ishii, d’abord influencé par le sérialisme et l’avant-garde des années cinquante, ne tourne son attention vers la musique traditionnelle qu’à la fin des années soixante. Il s’efforce ensuite d’allier ces deux courants, non en les fusionnant ou en inféodant l’un à l’autre, mais en les confrontant dans leurs caractéristiques, comme dans sa série intitulée Sôgû (« Rencontre ») qui juxtapose les logiques instrumentales et esthétiques de l’Occident et du Japon : koto/violon, shakuhachi/piano, voire récitant de théâtre bunraku/orchestre/bande magnétique. Mais l’instrumentarium ne représente qu’un aspect de la présence sous-jacente de la culture japonaise chez un compositeur, comme le révèle Maya de Yoshihisa Taïra, pour flûte basse jouant aussi la flûte en sol, sans doute la plus « japonaise » des œuvres du programme du 9 juin, dans sa prise en compte du souffle, l’énergie du silence, la conduite d’une ligne instrumentale où la voix tout naturellement se greffe.
Sept Haïkaï
Tandis que Takemitsu découvre Cage, Messiaen revient en 1962 d’un voyage au Japon qui lui inspire ses Sept Haïkaï, créés l’année suivante au Domaine musical sous la direction de Pierre Boulez. Le sous-titre « Esquisses japonaises » indique bien la structure de l’œuvre : sept courtes sections, d’où le titre « Haïkaï », du nom d’une forme poétique en cinq, sept et cinq syllabes qui est alors en France et pour longtemps synonyme de forme brève, dépourvue d’artifice, et emplie de références à la nature. Les plus beaux paysages du Japon sont convoqués dans chacun des mouvements. On trouve aussi vingt-cinq chants d’oiseaux notés sur le vif par le compositeur. Mais arrêtons-nous sur le mouvement lent central, gagaku, qui transpose l’ancienne musique de cour japonaise : « Le shô (orgue à bouche), nous dit Messiaen, est ici remplacé par huit violons (jouant près du chevalet et sans vibrato), le hichiriki (hautbois primitif) étant représenté par la trompette dont le timbre est «  vinaigré  » par la doublure des hautbois et du cor anglais ». L’une des originalités fondamentales du gagaku, qui séduit évidemment Messiaen, réside dans son mode de progression. D’une lenteur parfois décourageante, paraissant immobile, le gagaku est pourtant animé d’une progression continue et sans heurts qui rend une atmosphère statique, où le compositeur voit un reflet de ses propres aspirations à traduire l’éternité. Pierre Boulez sera lui aussi marqué par la temporalité du gagaku. Au musicologue Shima Arom, qui lui demandait si les cultures non-européennes l’avaient influencé, il répondait en 1986 : « Leur influence a davantage agi par la pensée que par l’adoption d’éléments précis. Je refuse absolument tout transfert de la musique du ou du bunraku, ce qui constituerait une influence très banale, de type colonialiste. (…) Cela n’a rien de commun avec une pensée assimilée, si assimilée qu’elle devient nôtre. Ainsi parle-t-on beaucoup de l’étirement du temps dans la musique japonaise ; or, c’est précisément cette conception du temps qui m’intéresse. (…) Eclat-Multiples n’a rien à voir avec le gagaku , c’est pourtant la pensée du gagaku qui a déclenché l’œuvre en agissant sur la constitution et la perception du temps »1.
À partir des années soixante-dix, le Théâtre national de Tokyo, dont la vocation est de diffuser le patrimoine musical et théâtral japonais, commande une série de gagaku « modernes » pour l’orchestre de la cour impériale (toujours en activité, et composé des mêmes instruments depuis le IXe siècle) auprès de compositeurs contemporains : Takemitsu, mais aussi Hosokawa, Stockhausen et Jean-Claude Eloy sont de ceux-là. Eloy, qui a rapidement quitté la sphère d’influence du Domaine musical après en avoir été un des jeunes espoirs avec Équivalences en 1963, a déjà composé Gaku no michi, gigantesque fresque électronique réalisée au studio de la Radio télévision japonaise NHK en 1977-1978. Il compose en 1983 À l’approche du feu méditant, pour orchestre de gagaku et chœur de moines bouddhistes. Il est l’un des rares compositeurs occidentaux à écrire pour instruments japonais, en étroite relation avec les interprètes : le luth biwa, qui passionne tant Takemitsu, mais aussi l’orgue à bouche shô, et surtout le chant bouddhique. Eloy, qui récuse tout soupçon d’exotisme, considère que les musiciens ne connaissent plus de véritable frontière, partagent une richesse commune et assument les héritages de façon critique et personnelle, bien loin d’un futile dépaysement de timbres « exotiques ».
Il reste que l’influence japonaise sur les musiciens européens ressemble fort, dans l’ensemble, à une confirmation des valeurs qui fondent la modernité musicale occidentale. Écoutons Britten dans sa présentation de The Curlew River :
« Ce fut à Tokyo, en janvier 1956, que je vis pour la première fois un drame . Cette expérience me laissa une profonde impression : le récit simple et touchant, l’économie du style, la lenteur intense de l’action, la maîtrise et le talent merveilleux des interprètes, la beauté des costumes et le mélange de psalmodie, de chant et de discours qui, à l’aide des trois instruments, constituait l’étrange musique, me firent découvrir un type d’œuvre lyrique totalement nouveau. » En fin de compte, ce que Britten découvre au Japon n’est peut-être pas très éloigné du Pierrot lunaire de Schönberg, et on peut légitimement se demander si l’avant-garde musicale européenne, loin de découvrir un monde nouveau, ne trouve pas plutôt dans la musique japonaise une confirmation des principes révolutionnaires contenus dans l’œuvre emblématique de Schönberg, en particulier l’économie des moyens et la mobilité de la ligne vocale. Rappelons-le, la musique de tient tout entière dans un « orchestre » constitué d’une flûte traversière et de deux, parfois trois tambours, dont les cellules rythmiques intègrent des interjections vocales, et d’un chœur homophone. La voix des acteurs use quant à elle de registres parlés, chantés, et d’un régime intermédiaire, ce qui contribue à lui donner ce caractère éminemment « moderne ». Le gidayû, l’art du récitant du théâtre de marionnettes, qui se développe à partir du XVIIe siècle, va plus loin encore dans la diversité expressive de la voix, puisqu’il inclut non seulement la voix parlée, le chant, et toutes les stases intermédiaires entre ces deux modes, mais aussi la stylisation des rires, des sanglots, et de toute la gamme des affects, bien avant la Sequenza III pour voix de Luciano Berio en 1966.
La densité de l’expression dont Britten reçoit ainsi la révélation, cet « art du peu », pour reprendre l’expression de l’écrivain Daniel Klébaner, qui convient si souvent à l’art japonais dans ses différentes formes, est un des thèmes chers aux compositeurs. Voici ce qu’écrit Hosokawa à propos de In die Tiefe der Zeit (« Dans la profondeur du temps »), pour accordéon, violoncelle et cordes : « Ces dernières années, j’ai travaillé sur ce que j’appelle “écouter profondément un son unique”. Écouter lentement, verticalement, le paysage d’un son. Prendre le temps de regarder le paysage constamment changeant d’un son, comme si l’on regardait une peinture de paysage. (…) Je veux faire l’expérience de ce son comme de quelque chose qui nous fasse sentir l’énergie de la nature coulant aux plus profondes couches de notre être, qui nous rende conscients d’un profond silence ». Pareille entrée dans l’épaisseur d’un son constitue au Japon une « tradition » de longue date et fait partie de la pratique du shakuhachi à des fins méditatives, à l’égal de la récitation des soutras. Des sentences telles que : « atteindre l’illumination par un seul son » résu-ment cette aspiration et laissent à penser com-bien l’harmonie, au sens occidental, tout comme l’écriture de lignes contrapuntiques, ne sont pas ressenties comme nécessaires au Japon. Et si l’on dissocie cette plongée dans la corporéité d’un seul son de tout arrière-plan religieux, on n’est plus très loin d’une conception « spectrale », qui fait dériver la composition d’une œuvre de la résonance propre d’un son (Désintégrations, de Tristan Murail, en est un exemple). Quant au silence, c’est aussi l’un des points de rencontre les plus remarquables entre l’Orient et l’Occident. Non pas un silence « vide » – l’est-il vraiment, d’ailleurs, dans toute musique ou interprétation digne de ce nom, qu’elle vienne d’Est ou d’Ouest ? – mais un silence chargé d’énergie, comparable aux champs de forces de la mécanique quantique, seulement révélés par l’effet induit sur toute particule de matière – toute sonorité – y pénétrant. Cette notion de ma, d’intervalle vide, tant au sens spatial que temporel, est essentielle chez Taïra : « Faire de la musique équivaut pour moi à écouter vivre attentivement chacun des sons que j’ai retenus. J’aimerais être un musicien qui puisse entendre le silence vivant, car le silence est lui aussi doué d’un souffle de vie. »
Miroirs
Ce que les Japonais découvrent de leur côté dans la musique française les confirme dans leur intérêt primordial pour le timbre et l’espace. Dans son essai intitulé Le Rêve et le Nombre , Takemitsu écrit : « Ce que je recherche, c’est un orchestre susceptible de produire simultanément autant de sonorités distinctes que possible. Cette notion de source sonore, je l’ai apprise de Debussy. À la différence de l’orchestration de la musique allemande, chez Debussy, l’orchestre est constitué d’une myriade de foyers sonores. (…) Je cherche à créer un orchestre qui ne se réduise pas à une unique image sonore, à un seul foyer acoustique, mais un orchestre “panfocal”. » La primauté du timbre et l’attention à l’espace sonore que Takemitsu « apprend » de Debussy constituent pourtant des données fondamentales de sa culture originelle. Comme si, là encore, l’Autre ne faisait que révéler un arrière-plan enfoui de valeurs préexistant à toute vague d’influence.
Au cours du XXe siècle, les compositeurs japonais et occidentaux ont puisé dans les lointains une source de révélations qui furent parfois le moyen détourné d’une reconnaissance de leurs propres origines, ou d’une élucidation de principes esthétiques personnels et fondateurs. Dans une séquence de Mon Oncle, de Jacques Tati, une amie des Arpel, visitant la Villa, s’exclame : « C’est vide ! — Non, c’est moderne », lui répond Mme Arpel. Le vide dans la musique du est perçu comme éminemment moderne par les compo-siteurs occidentaux, tandis que certains compositeurs japonais, tel Dai Fujikura, se défient au contraire des musiques « lentes, méditatives, résonantes », identifiées en Europe à la musique « japonaise ».
Faute de pourvoir dégager, hors de toute vision culturaliste, ce qui serait essentiellement « japonais » en musique, on peut néanmoins relever quelques principes esthétiques, activés dans la musique depuis les années cinquante, et inscrits dans la tradition japonaise : travail sur les intervalles naturels, par opposition au système tempéré, micro-intervalles, flexibilité du temps et des hauteurs, traitement simultané de cycles rythmiques distincts, prise en compte du geste, importance dramaturgique de la place des sons dans l’espace, radicalisation des notions de continuité et de processus, densité de l’expression, économie des moyens, variété des registres vocaux, valeur musicale du silence, des sons « bruités », du « grain », primauté du timbre sur les hauteurs, accent mis sur l’attaque des sonorités et sur la résonance : ces quelques traits appartiennent à la fois au Japon ancien et à l’Occident moderne.
Toute définition de soi suppose un écart, une distance. Le voyage d’Est en Ouest en fut une modalité pour nombre de compositeurs. Une modalité sans exclusive cependant, comme le rappelait Takemitsu dans une conférence qu’il donna à Yale en 1975 : « Pour moi qui suis japonais, l’Occident a longtemps été un unique et gigantesque miroir. La lumière que ce miroir réfléchissait était d’une telle puissance que j’en perdis l’éclat des autres cultures. Mais dès le moment où j’ai pris conscience des traditions japonaises, tout naturellement, je me suis intéressé à l’existence de nombreux autres miroirs. »
Le Japon nous séduit-il parce qu’il concentrerait fantasmatiquement tout ce que la musique d’aujourd’hui invente ? Les œuvres au programme des deux concerts des 8 et 9 juin, créées ici et là-bas par des compositeurs habités par les deux faces du miroir, répondront peut-être à cette question.
Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n° 29
avril-juillet 2006
1 – Eclats/Boulez, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1986, p. 94-95.