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Bâtir pour la musique

Grand Angle Par Ensemble intercontemporain, le 15/01/2005

Le musée Guggenheim à Bilbao, le nouveau bâtiment d’ingénierie électrique du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’American Center à Paris ou encore le tout récent Disney Hall de Los Angeles : autant de projets audacieux signés de l’architecte californien Frank Gehry.
À l’occasion de l’ouverture en 2003 du Disney Hall, Frank Gehry s’est entretenu avec Pierre Boulez et Paul Holdengräber, alors directeur de l’Institute for Art and Cultures au Los Angeles County Museum of Art , d’une conception « idéale » des salles de concert. Comment inventer de nouveaux espaces pour la musique, et selon quelles exigences ?
Une question d’actualité en France, où le manque de salles spécifiquement consacrées à la musique est un problème crucial pour nombre de formations, tout particulièrement pour les orchestres.

PAUL HOLDENGRÄBER : J’aimerais parler non seulement de musique et d’architecture, mais aussi du compositeur-chef d’orchestre et de l’architecte. Je commencerai par vous, Frank. Pourriez-vous partager avec nous certains de vos premiers souvenirs musicaux ?
FRANK GEHRY : Ma mère, qui a étudié le violon, m’emmenait très souvent à Massey Hall assister à des concerts dirigés à l’époque par Sir Ernest MacMillan. C’était une salle effroyable, un peu comme un auditorium de lycée… Plus tard, il y a bien des années, je suis allé écouter du chant grégorien à la cathédrale Notre-Dame de Paris, et pour moi, ces sonorités se sont identifiées à tout jamais à cet édifice.
P. Holdengräber : Parlez-nous de la première fois que vous avez vu Pierre Boulez diriger. Où était-ce ?
F. Gehry : C’était à New York, aux rug concerts1. Une expérience incroyable ! Je savais qu’un chef d’orchestre ne se contentait pas d’agiter les mains. Mais certaines des choses qu’indiquait la direction de Pierre Boulez m’intéressaient pour mon travail. Il y avait une précision et une passion inimaginables.
P. Holdengräber : Y a-t-il des similitudes entre la « gestuelle » de chef de Pierre Boulez et vos propres « gestes architecturaux » ?
F. Gehry : Je m’efforce vraiment de faire que l’architecture paraisse naturelle, qu’elle ne soit pas écrasante ou imposante, qu’on s’y attache. Pour y parvenir, il faut beaucoup d’organisation, de rigueur et de précision. Je sentais un lien avec la direction de Pierre et ses compositions.
PIERRE BOULEZ : Je voudrais revenir sur l’expérience de Frank aux rug concerts, et sur l’origine de ce terme. Quand j’étais au New York Philharmonic, il y avait la saison des abonnements, comme d’habitude ; puis j’étais très pris par les Proms à Londres, qui avaient lieu de fin juillet à fin septembre. Les jeunes qui venaient n’avaient pas de place assise et restaient debout pendant tout le concert. J’ai demandé à Carlos Moseley, président du New York Philharmonic à cette époque, ce qu’on pouvait faire pour nos propres concerts. Il disait que les Proms à Londres étaient l’équivalent des Pops à Boston. Les sièges étaient retirés, et par terre il y avait des tables, comme dans un Biergarten allemand. « Eh bien, non, ai-je dit. Pas de tables, pas de Biergarten. Rien que le sol. » Il y avait un tapis [rug] sur le sol, et on distribuait des coussins. Nous avions un peu peur des batailles de coussins… mais à la fin tout le monde s’est très bien comporté. Cependant, l’acoustique était effroyable, l’orchestre était bien trop loin du public. Alors j’ai décidé de l’amener devant la scène, et de déplacer une partie du public sur la scène.
F. Gehry : J’attendais de pouvoir vous poser cette question ici même : le Disney Hall est une salle fixe. Au cours de votre carrière, vous avez collaboré à la conception de -salles dans lesquelles les gens se déplacent, et votre idéal est un type de salle plus mobile. Avons-nous conçu quelque chose d’anachronique ?
P. Boulez : Non. J’ai pensé à cette question quand j’ai visité la salle. J’ai demandé si on pouvait avoir des espaces où installer des plates-formes. Par exemple, pour donner le Requiem de Berlioz, il en faut. Ce n’est pas quelque chose d’extraordinaire ni de nouveau. Dans le Requiem, on a quatre pupitres de cuivres de six à huit musiciens. Avec l’évolution de la musique, on trouve de plus en plus de compositeurs qui souhaitent utiliser l’espace. Ils ne veulent pas toujours considérer que le chef est face à l’orchestre et le regarde de loin, mais réclament davantage d’interaction. Il faut que le son provienne non pas d’un endroit, mais de plusieurs. Je compare cela à un moment dans le temps. On veut qu’un moment dans la musique vienne d’un moment dans l’architecture. Par exemple, à Paris, à la Cité de la musique, nous avons une petite salle – un millier de places – que l’on peut configurer selon les concerts. Nous en avons longuement discuté avec Christian de Portzamparc, lorsqu’il a réalisé la Cité de la musique. Ce fut ma deuxième expérience directe de l’architecture, après l’extension de l’Ircam par Renzo Piano. Je dois dire que peu d’architectes aiment vraiment la musique, comme vous ou Christian. C’est même tout à fait exceptionnel !
P. Holdengräber : Qu’est-ce que cela -change ?
P. Boulez : Ils comprennent les problèmes spécifiques liés à la musique et s’y intéressent. Quand je vois les réalisations d’autres architectes, il est clair pour moi qu’ils ne savent rien des salles de concert. Ils considèrent que la forme est donnée, et ne remettent pas davantage en question les traditions architecturales dans ce domaine. Avec Christian de Portzamparc, nous avons parlé de la nécessité d’avoir une certaine flexibilité, de pouvoir adapter la configuration de la salle aux œuvres jouées. Je lui en ai donné trois ou quatre en disant : « Christian, il faut trouver une solution efficace car s’il faut passer huit jours avec cinquante personnes pour changer la configuration de la salle, cela ne se fera jamais. Il faut une solution qui permette de faire le changement en une journée. » Ce n’était pas facile, mais il a trouvé cette solution. Une salle à géométrie variable avec des blocs de six sièges sur une plate-forme qui repose sur de l’air comprimé et peut donc être déplacée facilement.
P. Holdengräber : Si vous, Pierre Boulez, étiez architecte, quelles seraient vos exigences ? Peut-être pourriez-vous parler des points de convergence entre les exigences de l’architecture et de la musique : une salle est-elle simplement « une machine à faire de la musique » ?
P. Boulez : Mon rêve serait de construire trois salles en même temps. Non pas trois grandes salles, mais une grande, une moyenne et une petite. Ce qu’a réalisé Renzo Piano à Rome, par exemple. La petite salle, de cinq à six cents places, serait conçue selon un concept de flexibilité totale, on pourrait tout y faire ou presque selon les besoins musicaux et scéniques. La salle moyenne pourrait accueillir entre mille et douze cents personnes. La grande salle serait celle qui permettrait le mieux la rencontre des « moments » musicaux et architecturaux dont je viens de parler.
P. Holdengräber : Frank, essayez-vous de concevoir « un salon pour la ville2 » ?
F. Gehry : Laissez-moi vous raconter une petite histoire. Quand nous avons commencé les recherches pour le Disney Hall, je suis allé de nombreuses fois à Berlin analyser la Philharmonie, parce qu’Ernest Fleischmann3 et l’orchestre de Los Angeles la citaient comme modèle. Avec ses panneaux jaunes, la Philharmonie de Berlin peut sembler un étrange édifice pour le profane, même si naturellement elle est tout à fait intéressante, voire fascinante pour un architecte qui connaît le travail de Hans Scharoun. À l’intérieur, on voit des sols en béton, des tuyaux peints qui servent de rampes, et d’étranges vitraux qui ont l’air kitsch ; mais à chaque fois que j’ai assisté à un concert dans cette salle, elle a facilité en quelque sorte l’interaction entre les gens, tant dans le foyer que dans la grande salle.
Il y a quelque chose de magique dans ce qu’a fait Scharoun. On traverse la rue, on entre dans la bibliothèque qu’il a conçue, et elle a aussi ce quelque chose de convivial. On ne peut pas vraiment l’objectiver, on ne peut pas dire : « Faites ceci, faites cela, et vous obtiendrez ce résultat. ». J’ai trouvé fascinant de regarder les gens regarder. À l’évidence, l’expérience de l’écoute était rendue bien meilleure par la qualité de l’architecture.
J’ai fait une expérience similaire dans le domaine de la peinture. Je suis allé, il y a longtemps déjà, au Kunsthistorisches Museum voir les quatre Bruegel, tout à fait extraordinaires. J’y suis retourné trois ans plus tard et j’ai demandé à revoir les quatre Bruegel. Le musée était en pleine rénovation et on les avait mis dans une petite salle. Les Bruegel n’avaient plus la même apparence : ils avaient l’air minuscules. Il m’a fallu vingt minutes pour que les tableaux deviennent des tableaux et pour pouvoir entrer à l’intérieur. La musique est la musique, et si l’acoustique est bonne, c’est parfait. Mais si l’expérience supplémentaire de l’architecture peut créer un endroit agréable – les sièges sont confortables, la relation avec le public et les musiciens est prise en compte – je suis convaincu que les gens qui n’ont pas l’habitude d’aller au concert seront prêts à s’y rendre.
P. Boulez : En tant que chef d’orchestre, j’ai l’expérience de la Philharmonie de Berlin. La salle a été conçue il y a quarante-cinq ans, selon une vision qu’aucune salle de concert ne présentait à l’époque. Bien que ce soit une très grande salle, on n’a pas l’impression d’être éloigné du public, qui est réparti dans des sections distinctes. On a des groupes tournés dans différentes directions, au lieu d’avoir près de trois mille personnes les yeux fixés sur vous simultanément. Lorsqu’on dirige, on voit les groupes, et c’est beaucoup plus convivial.
F. Gehry : Des membres du Los Angeles Philharmonic m’ont dit que le Boston Symphony Hall était vraiment la meilleure salle. « Il suffit de copier », disaient-ils. Alors je suis allé à Boston avec Ernest Fleischmann. Nous étions assis au dixième rang par rapport à l’orchestre, je crois que c’est Seiji Ozawa qui dirigeait. Le pupitre de cuivres nous a pratiquement soufflés de nos sièges ! Ils avaient des problèmes à cette époque, apparemment, avec le pupitre de cuivres, mais tout le monde dira que c’est la plus grande salle – parce que tant de grands musiciens s’y sont produits au fil des ans, sans doute…
P. Holdengräber : J’aimerais aborder la question de l’influence de la salle de concert et de son acoustique sur votre interprétation en tant que chef d’orchestre. Changent-elles la manière dont vous dirigez ?
P. Boulez : « Une mauvaise salle n’aide pas » serait ma réponse la plus simple. Pour en revenir à ces salles célèbres, celle de Boston, le Concertgebouw d’Amsterdam, le Musikverein de Vienne, qui sont le plus souvent citées : le Musikverein, par exemple, est une très bonne salle, mais dangereuse pour des œuvres comme la Sixième Symphonie de Mahler, car l’espace est à peine assez grand : la salle a été conçue pour les symphonies de Brahms ; or celles-ci ne représentent pas une masse sonore énorme. Généralement, les très bonnes salles du XIXe siècle comptent entre dix-sept cents et dix-neuf cents places. Beaucoup d’acousticiens disent que les problèmes commencent au-delà de deux mille, simplement à cause des dimensions.
Le Concertgebouw, par exemple, est une salle plate, sans gradin, très intime et pas très grande. Le son se répand donc naturellement. Le Philharmonic Hall à New York est au moins une fois et demie plus grand, et la proportion n’est plus là, si bien que le son ne porte pas jusqu’au bout. D’un point de vue psychologique, on n’a pas de contact avec les musiciens. Mais ce ne sont pas les seuls problèmes – il y a également la question de savoir si les musiciens perçoivent une sorte de communauté entre eux sur scène. Le violon entend-il la trompette ? Les musiciens peuvent-ils faire le lien entre le son qu’ils produisent et le son qu’ils entendent ? Dix ou quinze centimètres peuvent faire la différence. J’ai tendance à considérer l’acoustique comme un phénomène météorologique. On peut tout prévoir, et soudain c’est l’orage.
F. Gehry : Dans le cas du Disney Hall, les acousticiens pouvaient déplacer le plafond, ouvrir le volume et le modifier. Dans une salle qui a des chefs invités et un certain roulement, cela ne fonctionnait pas très bien, parce qu’on n’avait pas le temps d’apprendre à « jouer » de la salle comme d’un instrument. Alors ce sont les machinistes ou d’autres qui disaient : « Ils font du Mozart, alors descendez-le, ou fermez-le ! » Cela ne marchait pas. Nous avons alors décidé, avec Ernest Fleischmann et l’orchestre, de rendre la salle absolument fixe.
P. Boulez : Oui, on ne peut pas faire plaisir à tout le monde. Vous avez des chefs qui préfèrent une acoustique plutôt sèche, parce qu’ils veulent entendre la clarté, la transparence… et le répertoire qu’ils font l’exige. On ne peut pas avoir une symphonie de Haydn avec beaucoup de réverbération. Mais une symphonie de Bruckner sans aucune réverbération, c’est effroyable. Ce n’est pas une question facile, parce que la sonorité idéale n’existe pas.
F. Gehry : Il y a un an environ, j’étais à Cleveland pour vous entendre. Le Severance Hall était en cours de réfection et vous avez dirigé au théâtre. Ce n’est pas une excellente acoustique…
P. Boulez : Non, certainement pas !
F. Gehry : Mais avec l’orchestre vous aviez une sonorité fabuleuse. Vous vous êtes ajusté à l’espace ?
P. Boulez : Oui. Un orchestre qui joue toujours dans la même salle peut se détériorer. Si l’acoustique est vraiment désastreuse, l’orchestre forcera le son et essaiera de compenser l’absence de réponse de la salle. Au contraire, si l’orchestre joue dans une bonne salle…
P. Holdengräber : De Haydn à Bruckner, la salle doit accueillir des musiques diverses. Quand vous avez commencé à concevoir le Disney Hall, songiez-vous à des œuvres particulières que vous vouliez y -entendre ?
F. Gehry : Ernest Fleischmann a été mon guide. Nous nous connaissons depuis des années. Nous avons travaillé ensemble, nous nous sommes parfois querellés, nous avons fait et vécu toutes sortes de choses… Il a été un grand professeur pour moi à ce moment-là et m’a conduit vers une ouverture des possibilités architecturales.
P. Holdengräber : De quelle manière ?
F. Gehry : En m’emmenant au concert, en me téléphonant pendant des années pour me dire : « Il faut aller écouter tel ou tel programme. » Il m’a fait apprécier l’envers du décor, les coulisses, le travail de préparation des salles. Il y a quelques années, j’ai fait remarquer à Esa‑Pekka Salonen4 que quelque chose n’était pas optimal dans, comment dire, la « disposition » de l’orchestre. Il était d’accord. Nous avons alors emmené l’orchestre au UCLA’s Royce Hall où Esa-Pekka m’a montré comment il pouvait changer la sonorité en déplaçant les musiciens. Il est parvenu à une disposition idéale pour l’orchestre, après quoi nous avons pris des mesures et construit des estrades au Chandler Hall avec au final une très bonne critique pour leur  concert !
P. Holdengräber : J’ai entendu dire que votre but était d’arriver à un édifice pictural, que vous aviez le sentiment d’y être parvenu avec le Guggenheim à Bilbao. Là, c’est un sentiment d’immédiateté qui se dégage. Kierkegaard dit que le but est d’arriver à l’immédiateté après réflexion.
F. Gehry : Quand on regarde un tableau, même s’il a deux cents ans, on a l’impression qu’il vient d’être peint. Cela m’a toujours fasciné : comment puis-je donner la même impression avec un bâtiment ? Ce n’est pas possible, parce qu’il faut généralement utiliser des éléments rectangulaires, alors on ne peut pas avoir un bord irrégulier comme un morceau de papier déchiré ou un coup de pinceau. On est tributaire de l’éclairage naturel et on choisit des matériaux qui se placent dans une lumière naturelle. Le mouvement de la lumière viendra caresser les matériaux, c’est cela, l’immédiateté. J’ai lu que vous parliez de choses similaires dans vos compositions.
P. Boulez : Oui, pour moi c’est le sentiment de perplexité d’être devant un vrai chef-d’œuvre. Perplexité, parce qu’on comprend que c’est à l’évidence un chef-d’œuvre, mais on ne saisit pas pourquoi. À propos de littérature, Diderot disait que, face à un nouveau chef-d’œuvre, on est dans l’obscurité. Puis on l’étudie et, pendant un temps, on pense être en pleine lumière. Puis on l’étudie davantage, et on est de nouveau dans l’obscurité complète. Si je n’ai pas ce passage de l’obscurité à la lumière, puis à l’obscurité, je ne suis pas satisfait.
P. Holdengräber : La notion d’immédiateté après réflexion est intéressante, parce qu’elle vous amène tous deux à mettre en question votre relation avec la technique, avec l’informatique en particulier. J’ai entendu dire que pour vous l’ordinateur est un outil, non un partenaire. J’ai demandé à vos collaborateurs si vous utilisiez l’ordinateur, et ils ont répondu : jamais.
F. Gehry : Je ne sais pas m’en servir !
P. Holdengräber : Si vous vous mettiez à travailler sur ordinateur, cela réduirait l’immédiateté ?
F. Gehry : Inévitablement, nous sommes tous dépassés un jour ou l’autre. Il y a beaucoup de choses que nous ne saurons pas faire : pour moi, c’est l’ordinateur. J’ai regardé la jeune génération d’architectes jouer avec l’ordinateur et l’utiliser intuitivement. Nous n’avons pas encore vu les résultats, parce qu’ils sont jeunes et n’ont pas encore beaucoup construit, mais j’imagine que c’est possible. Le problème, pour l’architecture, c’est qu’entre la conception de l’idée et sa réalisation, il y a plusieurs milliers de personnes : ingénieurs, entreprises de travaux, fonctionnaires… Comment parvenir au bout du processus tout en conservant l’immédiateté, le sentiment -originel ?
P. Boulez : Je m’intéresse au processus, mais j’en suis indépendant. Je peux écrire de la musique avec la technologie, ou sans. À notre époque, je ne vois pas pourquoi je ne l’utiliserais pas. Il ne faut pas s’arrêter à un certain moment – la technique aide à créer un nouveau matériau musical. C’est la même chose pour vous, j’imagine.
F. Gehry : Oui, absolument.
P. Boulez : D’ailleurs, l’architecture est pour moi un sujet de réflexion quand je ne compose pas mais que je réfléchis à l’acte de composer. Pour parler de votre -architecture : ces courbes seraient impossibles sans qu’on les calcule d’abord et qu’on ait les matériaux pour les réaliser. Nous sommes à une époque où l’outil vous force presque à inventer quelque chose de différent. On découvre soudain un nouveau vocabulaire, un nouveau langage.
F. Gehry : Quand vous composez, comment pensez-vous l’espace ? Certaines de vos œuvres ne sont pas spatiales et jouent plutôt sur la texture. Pli selon pli joue davantage sur la texture, Répons a besoin d’une dimension spatiale.
P. Boulez : Cela tient à l’espace dont on a besoin pour tel ou tel type d’œuvre. Répons est une œuvre que j’ai donnée ici en 1986 à UCLA dans un gymnase, un espace vide. Nous avons rempli l’espace suivant mes indications, relatives aux particularités de l’œuvre. Il y a un groupe de musiciens au centre, et le public est situé autour. Derrière le public, il y a six solistes avec des haut-parleurs, et le son est transformé par ordinateur. Il faut cela pour un échange entre le centre, la périphérie et les haut-parleurs. Si l’œuvre était simplement jouée devant le public, on n’aurait pas du tout la même impression d’espace et la même clarté de texture. La disposition spatiale clarifie la texture et la perception de la musique.
F. Gehry : N’avez-vous pas le fantasme berliozien du grand orchestre de huit cent soixante-dix musiciens ?
P. Boulez : Je crois que Berlioz a été très déçu lorsqu’il a donné un concert avec -mille musiciens… Il écrit dans ses Mémoires qu’avec une telle masse, il ne pouvait réaliser que des mouvements lents. Il a également été déçu par son expérience en plein air. Quand il a donné sa Symphonie funèbre et triomphale, les premiers musiciens étaient en avance sur la battue et les derniers très en retard.
P. Holdengräber : On me dit que vous cherchez un espace pour Paris.
P. Boulez : Nous en parlons depuis vingt et un ans !
F. Gehry : Je me suis porté volontaire…
P. Boulez : … mais vous ne vous êtes pas porté volontaire pour le financer ! C’est cela, le vrai problème. Le projet initial de la Cité de la musique comprenait une grande salle. Elle n’a pas été construite, faute de moyens. Ce projet, c’est comme le monstre du Loch Ness : on en parle toujours, mais on ne le voit jamais. Or on a besoin non seulement d’une salle, mais aussi d’un environnement que le public puisse s’approprier, d’un lieu où les gens puissent découvrir la musique par eux-mêmes.
D’après « Beauty is in the Ear of the Beholder », entretien avec Frank Gehry et Pierre Boulez, à l’invitation de Paul Holdengräber, aujourd’hui directeur du programme d’actions éducatives à la New York Public Library.
Réalisé le 27 mai 2003 au Los Angeles County Museum of Art.
La version anglaise originale de cet entretien a paru dans la  revue d’architecture Domus, n°876, décembre 2004.
Traduction  Dennis  Collins
Extrait d’Accents n° 25 – janvier-mars 2005

1-Au début des années soixante-dix, Pierre Boulez, qui dirigeait alors l’Orchestre Philharmonique de New York, imagina une nouvelle forme aux concerts de fin de saison, ouverts sur la musique contemporaine et très fréquentés par un public jeune : les « rug concerts ». Débarrassée de ses sièges, la salle dont le sol était recouvert de tapis [rug], favorisait un échange plus direct avec les musiciens
2-Cette expression de F. Gehry, qu’il avait lui-même employée sans trop y réfléchir, fut reprise avec insistance par les médias qui voulurent lui trouver une signification profonde. L’idée était d’intégrer à un édifice un espace où le public se sente chez lui. (N.d.T.)
3-Directeur de l’Orchestre Philharmonique de Los
Angeles de 1969 à 1998.
4-Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles.