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Entretien avec Ivan Fedele

Entretien Par Cyril Beros, le 15/04/2004


Le titre de votre nouvelle pièce, Ali di Cantor, suggère une double référence au mathématicien Georg Cantor et au « Kantor » Johann-Sebastian Bach. Deux éminentes figures !
Mon travail n’a aucunement consisté en une application littérale d’une quelconque théorie mathématique. La pièce reprend et approfondit une question musicale qui m’occupe depuis plusieurs années déjà : celle de la dramatisation de l’espace. Dans le cadre de cette réflexion, les lois élémentaires de la théorie des ensembles m’ont servi à clarifier mes idées et à imaginer les relations entre les différents groupes d’instrumentistes qui sont répartis en quatre points de la scène : l’appartenance, l’inclusion, la réunion, la complémentarité, etc. L’allusion à Georg Cantor, éminent représentant de cette théorie, indique donc cette dimension importante de mon travail.
Il y a sans doute une évocation plus personnelle : comme vous le savez, je suis fils de mathématicien. Respirant depuis ma petite enfance dans cet univers, j’ai été sensibilisé à la pensée mathématique, et rendu sensible à sa « poésie ». J’ai des souvenirs précis de mon père nous expliquant la finesse d’une démonstration ; sa joie aussi d’avoir résolu tel problème mathématique avec élégance. Ce rapport de l’élégance à la rigueur n’est pas sans lien avec la musique.
Quant à Bach, il est vrai qu’enfant, lorsque j’étudiais le piano avec Bruno Canino, mes premiers essais de compositions
furent spontanément de petites inventions à deux voix ! Plus sérieusement, l’œuvre de Bach est bien sûr une référence vers laquelle tout musicien revient sans cesse au cours de sa formation, pour l’appropriation de l’écriture polyphonique, de l’indépendance des lignes et de leurs relations. J’ai été plongé dans ce bain dès mes études de piano avec Bruno Canino, un formidable pédagogue, mais surtout un musicien « à 360 degrés », qui nous a transmis des jalons essentiels du répertoire : Bach, au même titre que le Schumann des Etudes Symphoniques ou le Webern des Variations opus 27. L’allusion que suggère le titre aux fonctions de Kantor de Bach est un clin d’œil. L’œuvre s’attache en effet à revisiter les principes du contrepoint (le canon en particulier), ceux que l’on trouve à vrai dire aussi bien dans la grande tradition de la polyphonie franco-flamande.
On retrouve là votre conception de l’histoire de la musique comme « géologie ». Votre imaginaire compositionnel semble sonder verticalement dans l’épaisseur de la tradition musicale.
Oui, cette image que j’utilise souvent pour désigner mon rapport à l’histoire désigne deux choses principalement. C’est d’abord la conviction que les musiques des différentes époques ajoutent de nouvelles strates à l’héritage qui nous est légué et qui nous constitue. Pour moi, il n’y a pas de coupures et de dépassements irréversibles, mais la nécessité d’une invention susceptible de redonner vie à des archétypes qui rattachent ce que nous faisons à une vaste histoire de l’humanité. C’est comparable, si l’on veut, au fonctionnement mythique. En second lieu, cette figure du compositeur comme archéologue donne une idée du travail d’imagination qui commence à s’opérer à partir de ces « carottages ». Ces « objets » (traits d’écriture, principes formels ou archétypes expressifs) nous apparaissent d’une manière tout à fait différente de ce qu’ils étaient auparavant : tel objet, en fer dur, est devenu friable et poreux par l’action de l’oxydation ; tel autre nous parvient comme un fragment dont la signification est irrémédiablement perdue. Matière, forme et sens se transforment dans le temps. Cela ouvre bien sûr au travail d’invention proprement dit, qui s’opère à l’aide d’un vocabulaire et d’une syntaxe qui doivent être absolument personnels.
Pour en revenir à Bach, ce qui m’a frappé à nouveau lorsque je me suis replongé dans ses œuvres, à l’occasion de l’orchestration que j’ai faite de deux canons de l’Art de la Fugue, c’est l’extrême
concentration du matériau, la manière dont toute l’œuvre se rassemble dans les deux premières pages de musique et le rapport entre la simplicité de l’idée initiale et la capacité d’en déduire une élaboration complexe, toujours réductible à des éléments simples, toujours lisible. C’est, je crois, une question que mes œuvres récentes comme Ruah ou De li duo soli et infiniti universi abordent. Nous sommes renvoyés là à des choses évidentes, mais essentielles, que tous les compositeurs traitent à leur manière.
Propos recueillis par Cyril Béros
Extrait d’Accents n° 23 – avril-juillet 2004