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Entretien avec Brice Pauset

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/09/2003

Symphonie II « La liseuse » est une commande du Festival d’Automne à Paris et de l’Ensemble intercontemporain. Vient-elle confirmer un projet personnel lié au tableau de Vermeer intitulé Liseuse en bleu, et par quel principe vous sentez-vous lié à cette œuvre ?
Vermeer était probablement pourvu d’un sens très particulier de la lenteur, de l’application, de l’attention portée au feuilleté des significations qu’une œuvre d’art peut véhiculer. Ainsi la « Liseuse en bleu » a toujours été pour moi le hiéroglyphe possible de mes aspirations les plus aiguës, ainsi que le sujet d’un doute permanent : je n’ai jamais pu croire ici à la simple évocation de la vie hollandaise du XVIIe siècle. J’y vois – mais cette interprétation est strictement personnelle – un message foncièrement métaphysique, et plus particulièrement platonicien : un hommage à l’intériorité, à la mémoire, aux lieux et aux objets de mémoire, à la lumière qui monte de ces lieux, à l’espace, à la connaissance ; un hommage, donc, à des sujets (en particulier ceux de la mémoire et de l’espace) qui constituent les axes principaux de mon travail de ces dernières années, et qui m’occuperont encore quelque temps.
 
L’œuvre est destinée à une voix, une récitante et un ensemble instrumental. Quels sont les auteurs des textes que vous avez choisis, et quel sens donnez-vous à ce choix ?
On l’aura compris, la pièce ne tire pas son origine de textes particuliers, mais se devait de mettre en tension le discours musical avec un autre discours, en l’occurrence celui de la voix. Le mythe de Thot conté par Socrate dans le Phèdre de Platon, ainsi que sa mise en garde contre les dangers de l’écriture, s’imposa naturellement, ainsi que le théâtre de la mémoire de Giulio Camillo, érudit florentin du XVIe siècle qui, sur les traces de Platon et des théoriciens de la rhétorique classique, a façonné une véritable « machine à se remémorer » d’une audace terrible : résumer le monde à un ensemble fini d’images et muer toute connaissance en spectacle. J’ai écrit un troisième texte, qui est en fait le lieu d’une combinatoire mêlant anagrammes, palindromes et autres mirages sémantiques et phonétiques, que j’ai écrit à partir de syntagmes empruntés aux deux auteurs précédents. J’ai eu recours, sur scène, à deux liseuses. L’une (Caroline Chaniolleau) parle, fait comprendre, c’est la voix du sens, du discours explicite ; l’autre (Marianne Pousseur) diffracte, atomise, déforme, bégaie par endroits, elle donne en spectacle ce que le discours a laissé dans les plis de la connaissance. En retournant le texte comme un gant, elle excave la part d’énigme, de paradoxe, d’incompréhensibilité latente, propre à toute communication. Si je devais avouer de proches paternités quant à l’usage des voix ici, je me tournerais vers Moïse et Aaron de Schönberg, ainsi que vers Zwei Gefühle de Helmut Lachenmann, qui constituent pour moi des axes importants à partir desquels de fondamentales remises en cause deviennent pensables.
 
Quel rôle assignez-vous aux auteurs auxquels vous vous référez dans le titre de certaines de vos œuvres – Guy Debord, pour ne citer que lui ? S’agit-il d’une manière d’hommage, d’une orientation possible, souhaitée, de l’écoute ?
Si mon recours à des titres expressifs s’amenuise de manière drastique depuis plusieurs années au profit d’appellations neutres héritées de l’histoire (Symphonies, Sonates et autres Canons), c’est, paradoxalement, afin d’orienter l’écoute de l’auditeur vers des interprétations plus individuelles, plus personnelles, moins directives. Quelquefois, en revanche, les titres de mes pièces sont programmatiques à profusion, comme dans In girum imus nocte et consumimur igni (Nous tournons dans la nuit et serons consumés par le feu) qui, simultanément, reprend un célèbre palindrome antique, cite le plus beau film de Guy Debord, et fait office de profession de foi pessimiste.
 
Propos recueillis par Véronique Brindeau