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Tremplin

Grand Angle Par Dominique Druhen, le 15/09/2002

La création se tient dans l’instant. Le plaisir qu’on retire à l’audition d’une œuvre nouvelle est fugace, le jugement qu’on porte alors parfois lapidaire. C’est ainsi depuis des siècles, et bellement cruel. Pourtant, prendre la mesure de tout ce qui fut fait, comme on dit, en amont – bien avant que les instruments n’aient été rangés dans leurs étuis – peut fortifier le sens critique, et donc construire la jouissance.
La série Tremplin présente les œuvres de dix jeunes compositeurs, mais voudrait aussi révéler le travail accompli par l’un des maillons nécessaires dans cette chaîne qui favorise la création : le comité de lecture, émanant conjointement de l’Ensemble interconmporain et de l’Ircam. Celui-ci se réunit une fois par an, examine environ trois cents dossiers, n’en retient que quelques noms. À l’issue de ce comité (qui convoque compositeurs, chefs d’orchestre, personnalités éminentes et musiciens de l’intercontemporain), les deux institutions commandent chacune deux partitions aux compositeurs sélectionnés, offrent aussi à certains la possibilité de suivre les stages pédagogiques de l’Ircam.
Rien, bien entendu, ne saurait être définitif, quand l’œil et l’oreille sont aux aguets. Au cours de ces réunions de travail (où l’attention se concentre et où se dessine une vue d’ensemble de la création), on décèle aussi de jeunes personnalités qu’on voudrait s’attacher, et l’on pressent les liens qu’on pourra construire avec elles dans la durée. Et même certains de ceux qui furent « jugés » en leur temps viendront y siéger. Tremplin, pour le bon compagnonnage qui favorise les vrais envols et les justes sursauts.
 
 
Tremplin 1
 
Yan Maresz
Sul Segno, pour harpe, cymbalum, guitare, contrebasse et électronique, création mondiale
Dans les œuvres de Yan Maresz, né en 1966, la pulsation est « joyeusement inquiète » (un peu comme chez Luciano Berio) – assez inquiète pour vouloir s’affirmer et perdurer (même quand on ne l’entend plus), assez joyeuse pour désirer se projeter dans l’espace et accepter de se dissoudre en se multipliant. Que le compositeur aime à la conceptualiser et à la glorifier vient sans doute de la fréquentation assidue et intime qu’il a entretenue avec le monde du jazz. Ainsi parle-t-il d’une « grille » pour désigner ce cadre nécessaire à partir duquel la fantaisie et l’invention peuvent se déployer. Maintenant, considérons les titres de ses œuvres. A première vue, beaucoup d’entre eux font référence au mouvement, à des changements d’état, à des parcours. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’ils concernent peut-être une qualité de cette pulsation qui permet le mouvement : Eclipse, Entrelacs, Instantanés, Mosaïques, Parmi les étoiles fixes, Volubile, Zigzag Etudes… Plus ou moins inquiète, plus ou moins joyeuse…
Yan Maresz a reçu une commande de l’Ensemble intercontemporain, Entrelacs, à l’issue des réunions du comité de lecture 1994-1995.
Yan Maresz a fait partie du jury du comité de lecture de la saison 2000-2001.
 
Janis Petraskevics
Trop proche/trop loin
Commande de l’Ensemble intercontemporain, création mondiale
La musique de Janis Petraskevics semble être totalement soumise aux sons (à leurs lois, à leurs couleurs), comme si, étrangement, toute volonté d’intervenir sur leur destin y avait été niée, comme si le compositeur, de Sirius, contemplait son travail. (II faut un certain métier pour faire croire ainsi à la démission et pour que cette illusion soit agréable…). On relèvera que cette « soumission » à la matière peut prendre différents visages et choisir alors des itinéraires contradictoires. Dans Flight of the Arrow, l’opus 1 de ce jeune compositeur letton, chaque son est estimé et pesé (parfois presque dans la crainte de ce qui pourrait en découler). Il est vrai que l’œuvre est un monodrame, où la musique doit suggérer toute une scène à l’oreille, où ce qui sonne et qui est dit à peine peut devenir irrémédiable. Dans Mist… the furthest Point (op.3) à l’inverse, la musique est tentée par l’excès – et souvent les quatre instruments voudraient nous persuader qu’ils sont bien plus nombreux – et par la volupté des engendrements – les sons jouissant alors d’eux-mêmes, comme nous excluant. A bien y regarder, tout est beau ici de sembler : Trop proche/trop loin.
Janis Petraskevics a été sélectionné par le comité de lecture 2000-2001.
 
Pierluigi Billone
Legno. Intile, pour ensemble
Commande de l’Ensemble intercontemporain, création mondiale
Si l’on en croit le catalogue de ses œuvres, Pierluigi Billone (né en 1960 à Milan) aime les effectifs rares, précisément voulus jusque dans leur « étrangeté » inorthodoxe, et les tessitures extrêmes. À l’écoute de sa musique récente, on entend qu’il cultive l’immobilité d’un temps sans cesse ponctué d’accidents – on pense à l’animal à l’affût, fixé dans l’attente infinie, et dont les yeux seuls, ou la commissure des lèvres, révèlent le projet carnassier et terrible. Pierluigi Billone a étudié avec Helmut Lachenmann – cela s’entend – qui lui a transmis une déférence affectueuse envers la musique du dernier Nono. Dans ses partitions, le son instrumental (et vocal aussi) est scruté, forcé, trituré, et ritualisé. (Alors, tout crisse dans les frottements stridents des harmoniques entre eux, quand tout voudrait se tenir dans la rumeur.) Voici une musique qui sourd des cavernes, pas celles de nos ancêtres, mais celles où se cachent depuis longtemps les choses qu’on ne doit pas révéler – depuis bien avant l’Homme.
Pierluigi Billone a reçu une commande à l’issue des réunions du comité de lecture 1999-2000.
 
Christophe Bertrand
Yet
Commande de l’Ensemble intercontemporain
Ce jeune compositeur – il est né en 1981 – est pianiste de formation. Il a fait toutes ses études au Conservatoire de Région de Strasbourg. Elles furent couronnées, il y a deux ans, par un diplôme de composition décerné à l’unanimité par un jury où figurait entre autres Pascal Dusapin. Parmi ses maîtres : Ivan Fedele. Dans Treis, dans La Chute du rouge, deux de ses œuvres – son catalogue en comprend déjà une huitaine, reconnues – on entend une réelle volonté d’écrire un discours qui procède de la logique. Ainsi, un son unique en engendrera bien d’autres dans Treis, toute une théorie vivante, et donc déduite – peut-être parce qu’il les contient tous déjà. (Des exceptions ? On n’en relève aucune.) Ceci ne concerne pas que les sons mais aussi les styles. Dans La Chute… , leurs enchaînements, dans toute leur variété, semblent respecter une loi de méthode, qui s’impose naturellement bien qu’elle soit inconnue et qui sait aussi louvoyer entre l’abondance (quand le son est plein, d’être luxuriant) et la pauvreté (quand il s’attache à son centre).
Christophe Bertrand a reçu une commande de l’Ensemble Intercontemporain, à l’issue des réunions du comité de lecture 2000-2001.
 
 
Tremplin 2
 
Le compositeur finlandais Kimmo Hakola a choisi de composer une œuvre directement inspirée de la poétique du cinéaste Andrei Tarkovski, et plus particulièrement de son ultime réalisation Le Sacrifice.
 
Kimmo Hakola
Le Sacrifice, pour soprano, violon et ensemble,
Commande de l’Ircam, création mondiale
Né en 1958, Kimmo Akola a étudié avec Einojuhani Rautavaara. Il est aujourd’hui à la tête d’un catalogue relativement important qui comprend entre autres deux opéras, des concertos pour piano et pour clarinette ainsi que deux quatuors à cordes. Pour des traits de style bien précis, on pourrait comparer sa musique avec celle de Wolfgang Rihm. De fait, les partitions de ce jeune compositeur finlandais sont caractérisées par une invention d’une étonnante vigueur. Précisons ses contours. C’est une invention qui trouve son aliment dans une certaine insatisfaction, dans l’impossibilité de se fixer et d’édicter des arrêts. Fébrile, elle peut aussi porter un regard ironique sur elle-même, être malicieuse jusqu’à se nier – elle s’avance alors dans les atours de la fantaisie ; par-dessus tout, c’est la liberté qui parle par sa bouche, cette liberté vis-à-vis des vocabulaires, des syntaxes et des traditions, qui ose la convention quand le sens la réclame et qui parvient à débarrasser celle-ci de ses affects nostalgiques pour lui donner les apparences du naturel.
Kimmo Hakola a reçu une commande de l’Ircam à l’issue des réunions du comité de lecture 1995-1996.
 
Andrei Tarkovski
Le Sacrifice
(Projection intégrale du film)
« La question que je pose dans ce film est à mon sens la plus aiguë : il s’agit de l’absence, dans notre culture, d’un espace réservé à la vie spirituelle. Nous avons étendu l’espace des biens matériels, nous avons développé les expériences matérialistes sans nous rendre compte de la menace que cela faisait peser sur l’homme en l’amputant de sa dimension spirituelle. Il en souffre, et il ne sait pas de quoi il souffre. Il ressent un manque, une absence d’harmonie, et il en recherche la cause… J’ai eu envie de montrer qu’on peut renouer avec la vie en restaurant l’alliance avec soi-même, en retrouvant une source spirituelle. Et pour acquérir cette espèce d’autonomie morale où l’on cesse de considérer uniquement les valeurs matérielles, où l’on échappe au statut d’objet d’expérimentation entre les mains de la société, une voie – parmi d’autres – est la capacité de s’offrir en sacrifice. » (Andrei Tarkovski)
Dans son manoir de l’île de Gotland où il s’est retiré, un vieil écrivain fête son anniversaire avec ses proches et son jeune fils, devenu muet à la suite d’une opération. Soudain, une forte secousse survient. La télévision annonce qu’un conflit nucléaire vient de se produire. Poème tissé de symboles et marqué d’un profond mysticisme, Le Sacrifice s’inscrit dans la lignée de Dreyer et de Bergman. C’est le dernier des sept films du cinéaste russe Andrei Tarkovski (né en 1922 à Ivanovo, mort à Paris en 1986), après L’enfance d’Ivan (1962), Andrei Roublev (1967), Solaris (1972), Le Miroir (1974), Stalker (1979) et Nostalghia (1983).
Le Sacrifice, film franco-suédois d’Andrei Tarkovski, a obtenu le Grand Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes 1986.
 
 
Tremplin 3
 
Yassen Vodenitcharov
Appels et chants en trio pour violon, cor et piano
À propos d’une de ses dernières œuvres, Feuerwerke, Yassen Vodenitcharov précisait : « Chaque partie instrumentale est considérée comme un fil sonore avec une couleur particulière, et le mélange de ces différentes couleurs donne l’image d’un feu d’artifice. » Il y a trois ou quatre siècles, les compositeurs adeptes et défenseurs du contrepoint le plus fleuri n’auraient pas parlé autrement. De fait, l’écriture de Yassen Vodenitcharov préserve les acquis de la grande tradition ; elle revendique ces préceptes musicaux autant qu’humanistes qui présupposent que le tout ne peut sonner si les individualités qui le construisent ne sont pas respectées et exaltées.
Yassen Vodenitcharov est né en 1964 en Bulgarie. Il a fait ses études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Sofia, puis à celui de Paris, dans la classe de composition de Paul Méfano.
Yassen Vodenitcharov a été remarqué par le comité de lecture 1998-1999.
 
Athanasia Tzanou
Triptyque III, pour clarinette, piano, violon, violoncelle et percussion
Athanasia Tzanou aime les entrelacs qui naissent du contrepoint fleuri (quand les idées se retournent en se lovant) ; que la musique dramatique soit amoureuse – parce qu’elle se souvient de Berg – ; que l’expressivité, toujours, soit préservée. Dans son quatuor qui, étrangement, se nomme Quintus 1. Dans le début de l’Epigramme qu’elle dédie à l’alto (doublé d’électronique), on entend une volonté, toute contraire, d’aller vers le son unique, au travers des modes presque anciens et des résonances qu’on croit sympathiques, pour changer la « gravité » naturelle de l’instrument en des aigus scintillants.
Anagramma dit qu’il faut réintroduire le souffle dans la musique, non celui qui perturbe ou qui fait tanguer, mais celui qui mesure et donne la pulsation, celui qui obéit au rythme de la respiration, même la plus secrète. Grecque, Athanasia Tzanou est née en 1971. Elle a étudié la composition et l’analyse auprès de Sylvano Bussotti, puis de Franco Donatoni. Elle s’est perfectionnée dans des académies, chez Karlheinz Stockhausen, à Royaumont auprès de Brian Ferneyhough, Toshio Hosokawa et Johannes Schöllhorn.
Athanasia Tzanou a été remarquée par le comité de lecture 2000-2001.
 
Philipp Maintz
NAHT (yo no pido a la noche explicaciones), pour violon et violoncelle
Création française
Né en 1977 à Aix-la-Chapelle, Philipp Maintz fut élève de Robert HP Platz au Conservatoire de Maastricht. Sa musique est sévère. Par là j’entends qu’elle traite chaque son avec une grande circonspection (consciente de la « terreur » que le plus petit d’entre eux peut contenir), que les débordements y sont rares (et donc plus éclatants quand ils viennent à s’imposer) ; que la violence qui court tout au long de ses portées est nécessairement contenue.
Naht, pour violon et violoncelle, se situe dans cette perspective. Les partenaires cherchent à s’y confondre – donnant l’illusion qu’ils jouent d’un super-instrument à huit cordes ; le temps y semble suspendu comme si l’œuvre, dans sa première moitié, n’était qu’une longue tentative d’accord préalable. Quand violon et violoncelle décident d’être virtuoses et volubiles, c’est encore autour de quelques notes qu’on approche à peine, comme par pudeur et par crainte de réveiller leurs pouvoirs.
Philipp Maintz a été remarqué par le comité de lecture 2000-2001.
 
Ruben Sverre Gjertsen
Contradiction, pour violon, clarinette basse et cor
Ruben Sverre Gjertsen, né en 1977, Norvégien de naissance, Européen de formation. A étudié ainsi avec José Evangelista, Brian Ferneyhough, Jean-Luc Hervé, Klaus Huber, Philippe Hurel, Asbjørn Schaatun et Salvatore Sciarrino. Econome des moyens qu’elle met en jeu, presque hiératique, sa musique semble tentée par le primitivisme et par l’austérité de certains coloris : le marron, le gris, l’ocre sombre, la terre de Sienne…
« Musique pariétale » pourrait-on dire, célébrant le minéral autant que l’obscur.
Ruben Sverre Gjertsen a été remarqué par le comité de lecture 2000-2001.
 
Pierre Jodlowski
Figures pour un espace en mouvement, pour violoncelle, percussion, clarinette basse et trombone
Souvent – même quand elle parcourt des étendues calmes où le temps est étiré et les dynamiques faibles – la musique de Pierre Jodlowski prononce l’éloge de l’intranquillité. Le recours fréquent à l’électronique (qu’on n’entendra pas ici) l’explique sans doute, qui permet (ailleurs donc) d’asseoir le discours sur des trames fiévreuses autant que véloces dont l’énergie se communique aux instruments, par sympathie. (Oubliée, l’électronique est encore un palimpseste.) La Nature est une source d’inspiration pour le compositeur, non celle qui est le miroir de l’âme et dont la contemplation fait toucher du doigt l’infini, mais celle, pleine de la cruauté de la vie, où le mouvement naît du grouillement et de la corruption des êtres. (La Nature, mais aussi les langages humains, surtout quand ils s’enchevêtrent, purs phonèmes, comme à Babel juste après la confusion.) Souvent, la musique de Pierre Jodlowski est donc pleine de fracas ; jaillissant des lignes d’incidence, s’aveuglant des éclats du ciel, et cultivant les barbarismes.
Pierre Jodlowski a reçu une commande du comité de l’Ensemble Intercontemporain à l’issue des réunions du comité de lecture 1998-1999.
 
par Dominique Druhen