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Un renouveau de l’opéra

Grand Angle Par Alain Patrick Olivier, le 15/04/2002

Le prochain festival d’Aix-en-Provence verra la création le 5 juillet d’un opéra de Péter Eötvös, Le Balcon, à partir de la pièce de Jean Genet, dans une mise en scène de Stanislas Nordey. Après le succès de Trois Sœurs, au Châtelet, et bien d’autres exemples de nouvelles productions d’opéra – K, de Philippe Manoury, ou L’Amour de loin, de Kaija Saariaho – Alain Patrick Olivier nous propose ici une réflexion sur un genre que l’on avait pu croire inadapté à notre temps et qui connaît, au contraire, de nouveaux développements.
 
 
 
« Il faut faire sauter les maisons d’opéra ». Avec ce mot provocateur, qui fit époque, Pierre Boulez semblait entériner, en 1967, la mort d’un genre et d’une institution en état de crise. Trente-cinq ans plus tard, néanmoins, l’opéra semble plus vivant que jamais, et de nombreuses créations témoignent de sa vitalité, comme si la symbiose était encore possible, comme dans l’âge d’or, entre les théâtres, les musiciens et leurs publics.
Le répertoire continue de demeurer prépondérant dans les productions d’opéra depuis plus d’un demi-siècle, accentuant une tendance « muséale » de l’institution ; mais, en dépit de collections contemporaines réduites et de nouvelles acquisitions trop rares, le musée atteste de sa vitalité, et la mode de l’opéra n’en finit pas de durer. Une raison de sa survie est due, on le sait, à l’émergence récente de la mise en scène comme principe de création et de renouveau. La mise en scène est parvenue à changer de façon critique le regard porté sur le répertoire, soit pour mettre en évidence le côté obsolète ou passé de l’œuvre représentée, soit pour en extraire une teneur inédite et rafraîchissante. En même temps, l’entreprise de « dépoussiérage » du répertoire était destinée à n’être qu’éphémère. Un événement tel que le Ring, mis en scène par Patrice Chéreau à Bayreuth (1976-1980), est demeuré un exemple unique de démythification (ou re-mythification) éclairante de la tétralogie wagnérienne, qui condamne quasiment les mises en scène futures de cette œuvre (voire les mises en scène d’opéra en général) à se situer en deçà de ce geste innovant et pionnier. D’ailleurs, les mises en scènes provocantes des années 1970 ont souvent perdu de leur pouvoir corrosif, pour s’intégrer dans le consensus du répertoire et de l’institution. Et le principe même de l’audace dans la lecture critique de la mise en scène est devenu à son tour une convention, attendue et désirée par le public.
L’institution théâtrale se trouve ainsi confrontée, plus que jamais, pour échapper au principe anti-artistique de la répétition, et pour retrouver une forme de créativité, à la nécessité d’élargir le répertoire : la question de l’écriture se pose donc de façon beaucoup plus aiguë encore qu’autrefois. Elle se trouve souvent contournée lorsqu’on livre au public la nouveauté qu’il désire plutôt sous la forme d’œuvres méconnues ou oubliées, dont on redécouvre la valeur, que de créations proprement dites. L’essoufflement du principe de la mise en scène trouve ainsi son pendant dans l’élargissement du répertoire aux œuvres du patrimoine, et particulièrement au répertoire baroque, de sorte que la programmation des œuvres du XVIIe siècle s’impose presque aujourd’hui comme une évidence. En même temps, le répertoire s’élargit en direction des œuvres du XXe siècle, anciennes musiques contemporaines ardues et exclues du répertoire, devenues accessibles à l’auditeur. Les opéras du XXe siècle (ou du moins de sa première partie) rejoignent ainsi ceux du XIXe siècle dans le panthéon du répertoire classique. Cela pourrait préparer à l’audition d’opéras radicalement nouveaux dans le cadre du divorce structurel établi entre la musique savante et le grand public.
Une telle antinomie, toutefois, entre la création et le public, bien établie depuis 1945, n’est-elle pas remise en cause aujourd’hui ? Le Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen a donné lieu, au Festival de Salzbourg (en 1992 et 1998), à l’un des spectacles d’opéra les plus aboutis de ces dernières années, dont le succès public a aussi dépassé celui de la plupart des productions traditionnelles, ce qui prouve également qu’une audience existe pour des œuvres nouvelles aucunement suspectes de démagogie ni d’aucune compromission artistique. Trois Sœurs, de Péter Eötvös (Lyon, 1998), a connu en trois ans de nombreuses reprises, et donne un exemple plus récent encore d’un équilibre réussi entre la création, l’institution et son public. Il en va de même de L’Amour de loin de Kaija Saariaho, un opéra auquel le public a manifesté sans réserve son adhésion enthousiaste dès le soir de sa création, au Festival de Salzbourg 2000, et dont les reprises sont également prévues dans le monde entier. Le passage au répertoire d’une œuvre nouvelle, tout comme l’élargissement du répertoire aux œuvres récentes, permet ainsi de réduire la fracture entre la création et l’institution. Tout cela ne peut que réjouir l’institution dans son ambition de continuer la tradition de l’opéra par de nouvelles créations qui légitiment sa pérennité et la présentation du répertoire. Et l’on assiste un peu partout à une présence accrue d’œuvres récentes dans la programmation des théâtres.
Un tel phénomène ne serait pourtant pas perceptible si rien n’avait changé du point de vue de la création. Les compositeurs s’étaient détournés de l’institution dans les dernières décennies, autant que l’institution (ou son public) s’était détournée d’eux. L’opéra paraissait, dès les années 1950, et peut-être même dès les années 1920, après les créations de Wozzeck ou de Turandot, une forme vieillie, dont on aurait épuisé les potentialités. Les créations significatives de l’après-guerre n’ont fait que vérifier encore, s’il le fallait, que l’opéra était mort, et qu’il restait tout au plus au compositeur d’avant-garde à composer son requiem, à lui dire adieu, à le parodier ou à le détruire plus ou moins ironiquement pour précipiter sa disparition inéluctable, à en dissoudre les composants ou à mettre en scène tout simplement sa mort dans un ultime rituel. Une fois les ouvrages modernes compris et assimilés par le public, Wozzeck devenu un classique, le troisième acte de Lulu achevé et représenté (Paris, 1979), que resterait-t-il à ajouter qui ne soit de la répétition, du pastiche, du déjà entendu ? La création a refusé pendant longtemps le terme d’opéra et l’identification implicite qui se trouve sous-entendue entre le genre et l’institution, et l’on a préféré le théâtre musical, ses nouvelles formes d’expérimentations, et des lieux nouveaux, souvent en marge d’une institution jugée trop conservatrice.
Aujourd’hui, en revanche, les compositeurs semblent trouver un intérêt nouveau à écrire pour cette même institution, dont ils acceptent volontiers les règles fondamentales en même temps que les commandes. La tentation de la « grande forme », le goût pour la vocalité, la confrontation avec le texte littéraire, la rencontre avec les autres arts, en particulier avec les arts visuels, deviennent autant de conditions positives pour la composition. La mise en scène joue ici également un rôle déterminant : s’étant imposée comme une forme de création à part entière, elle délivre le théâtre lyrique d’une forme de kitsch et de routine incompatibles avec des exigences artistiques élevées et devient une composante essentielle du spectacle total élaboré en commun. Dans un projet comme Le Balcon, le compositeur Péter Eötvös se trouve ainsi associé d’emblée au metteur en scène Stanislas Nordey, d’autant moins suspect de complaisance pour la routine de l’opéra qu’il a acquis sa reconnaissance loin des maisons d’opéra, dans des créations de théâtre contemporain.
La présence d’une œuvre nouvelle au sein d’un répertoire très élargi et particulièrement éclectique, qui donne raison à toutes les esthétiques du passé, a quelque chose d’inhibant, car toute création se trouve ainsi rapportée aux chefs-d’œuvre de Mozart, de Wagner ou de Debussy. En même temps, la relativité reconnue de tous les styles rend le compositeur plus libre, et lui ouvre quelquefois des portes nouvelles, en lui permettant d’élargir son vocabulaire. Stockhausen étend, avec Licht, le projet wagnérien d’une tétralogie en trois journées et un prologue à une heptalogie d’une semaine. Tandis que le renouveau de l’opéra baroque suscite la commande à Pascal Dusapin d’une œuvre (Medeamaterial) avec l’instrumentarium de Didon et Enée de Purcell. Déjà, le Saint François d’Assise de Messiaen avait prouvé sa capacité de renouveler le genre de l’opéra en dehors de la problématique traditionnelle, et cette œuvre a conduit à son tour Kaija Saariaho à écrire son premier opéra, dans une indépendance tout aussi grande à l’égard de la tradition.
Les compositeurs d’aujourd’hui abordent la question de l’opéra d’une façon d’autant plus libre, et là réside peut-être le secret de leur fertilité. Leur rapport au sujet même de l’opéra échappe à la problématique de la « mort de l’opéra » et de sa mise en scène (ou de sa mise en abyme) et manifeste souvent, au contraire, un retour à la narration et à la dramaturgie plutôt qu’à leur négation. La référence traditionnelle aux grandes œuvres littéraires (Tchékhov et Genet pour Eötvös, Kafka pour Manoury, Flaubert pour Fénelon, Heiner Müller pour Dusapin) garantit une forme de lisibilité pour le public, lequel n’a pas affaire uniquement à de l’inconnu lorsqu’il assiste à une création. Les dimensions imposées par l’institution n’apparaissent plus nécessairement comme des limites mais aussi bien comme autant de stimulations : le travail avec l’orchestre traditionnel (auquel se joint l’électronique) ou avec des chanteurs rompus aussi bien à la technique du bel canto qu’au chant contemporain ouvre un champ d’exploration nouveau pour le musicien, et lui fournit un matériau riche.
Le fait de composer à nouveau pour l’institution, et d’accepter un certain nombre des paramètres traditionnels, ne signifie toutefois pas pour autant un simple retour à la forme traditionnelle. D’ailleurs, beaucoup de créations hésitent toujours à se définir comme des opéras. Helmut Lachenmann se défend, par exemple, d’avoir composé avec La Petite Fille aux Allumettes, autre chose que de la « musique avec des images » : une définition minimale appropriée à un projet qui trouve d’abord sa raison d’être dans un élargissement des préoccupations musicales du compositeur en matière de sonorités en direction de la voix. La présence, outre l’électronique, de musiciens réels, de chanteurs, d’une mise en scène, d’un sujet dramatique, d’une salle de théâtre et de spectateurs autorise à considérer cette œuvre comme un opéra au sens où l’on nomme opéra toute œuvre représentée dans l’institution du même nom, du dramma per musica de Monteverdi aux scènes franciscaines de Messiaen. Si d’autres compositeurs de la nouvelle génération n’hésitent pas à adopter le terme d’opéra, ils illustrent néanmoins le genre de façon non moins variée et personnelle, en dehors de toute pensée historique et linéaire, qui imposerait, par exemple, de « dépasser » le Wozzeck d’Alban Berg. Une des raisons du renouveau de l’opéra pourrait résider précisément dans la dimension très ouverte de la forme, en parallèle avec l’éclatement des styles qui s’opère dans la musique contemporaine. Au travers de quelques exemples récents, le genre très ancien de l’opéra – comme celui du concerto, d’ailleurs, dans le domaine de la musique instrumentale – manifeste ainsi sa capacité à se renouveler en dehors de l’alternative stérilisante de l’avant-garde et du néo-classicisme, dans une évolution individuelle et imprévisible, conforme à l’idée même de création. Berg lui-même ne faisait pas dépendre le futur de l’opéra d’autre chose que de la simple apparition d’une œuvre majeure, qui « sera tellement orienté vers l’avenir, qu’on pourra parler, en vertu de sa seule existence, d’une évolution de l’opéra ».
 

Le Balcon : un bordel quelque part, avec au loin la Révolution, on ne sait pas laquelle. L’Evêque, le Juge et le Général se trouvent à l’intérieur en compagnie des filles : une pièce de théâtre en forme de huis clos symbolique de tous les rapports de pouvoir. Une pièce de théâtre pour l’opéra ? Le projet de mettre en musique la pièce de Jean Genet s’inscrit dans la continuité de la collaboration étroite de Péter Eötvös avec l’Ensemble intercontemporain, en tant que chef d’orchestre et compositeur. L’Ensemble aborde ainsi la scène pour une conception particulière de l’opéra dans laquelle quinze instrumentistes constituent un orchestre formé de solistes, d’ailleurs susceptibles d’apparaître sur la scène. Après Tchékhov, Péter Eötvös a choisi d’adapter Jean Genet. Mais, contrairement aux Trois Sœurs, il suit la dramaturgie originale et met en musique le texte de la pièce, condensé pour l’occasion par Françoise Morvan et André Markowicz. Par goût de la prose éminemment poétique et lyrique de Jean Genet, il compose son opéra en langue française et la fait résonner en évoquant la prosodie traditionnelle aussi bien que la chanson et le cabaret, genres auxquels il voue une grande admiration et qui offrent la possibilité de rendre intelligible chacun des mots. Ce mélange apparent des styles  est naturel chez Péter Eötvös qui a toujours appréhendé la musique sans préjugé académique : il a commencé à travailler en composant pour le cinéma et le théâtre avant d’aborder l’opéra par des pièces instrumentales où la voix intervient, et des pièces de théâtre musical. Autant que le texte, l’élément visuel joue un rôle capital et le travail avec Stanislas Nordey se trouve d’emblée intimement lié à la composition musicale. (Nordey a déjà mis en scène les Trois Sœurs de Eötvös et la création de Splendid’s de Jean Genet.) Pour le metteur en scène, l’opéra – avec sa démesure inhérente – représente une façon exceptionnelle d’aborder un auteur dramatique extrêmement difficile pour le théâtre, qui requiert d’être interprété par de quasi-monstres – ou des innocents, des amateurs. Porter Le Balcon sur la scène de l’opéra reléverait ainsi tout simplement le défi de faire entendre la musique de Genet et de faire voir son théâtre en donnant toute sa (dé-)mesure à la dimension lyrique, violente et excessive du Balcon.

 

 
Alain Patrick Olivier