Afficher le menu

Entretien avec Célestin Deliège. Musique à programme : de l’iconoclaste à l’iconophile, un dilemme récurrent

Entretien, Grand Angle Par Véronique Brindeau, le 15/01/2002

Images, arguments, semblent réapparaître dans les titres des œuvres – comme dans Barbarismes, trilogie de l’an mil, de Pierre Jodlowski, créée le 13 mars prochain à la Cité de la musique. Mais l’expression « musique à programme » peut-elle véritablement avoir un sens dans le répertoire d’aujourd’hui ? Célestin Deliège, auteur d’ouvrages et essais sur le musique de notre temps, qui achève actuellement un ouvrage à paraître en deux volumes : « De Darmstadt à l’Ircam : Cinquante ans de Modernité musicale », situe pour nous cette notion de référence dans le cours de l’Histoire.
 
On a souvent associé la « modernité » à une forme de refus de l’expression. Diriez-vous que l’on assiste aujourd’hui à un retour de la musique à programme, qui se signalerait, par exemple, dans les titres, moins abstraits, des œuvres (à l’inverse du processus conduisant Schoenberg à préférer « Farben » (couleurs) à « matin d’été sur un lac » pour l’une des pièces célèbres de son Opus 16) ?
La question que vous posez ne trouvera une issue que dans un débat, ouvert ou latent, entre la société et ses créateurs. Ceux-ci ont toujours, semble-t-il, fait preuve de plus de réserve que la majorité du corps social : si Schoenberg a ramené à Farben, l’idée d’un matin d’été sur le lac, ne perdons pas de vue qu’au plein départ du romantisme, c’est la grande audience de Beethoven qui a étendu au « clair de lune » la sonate qu’il avait intitulée Sonata quasi una Fantasia. La sémantique musicale a souvent inspiré un réflexe de sobriété au musicien. Gardons-nous toutefois de déduire du titre des œuvres les motivations des compositeurs, elles peuvent avoir de multiples origines. La modernité entendue dans la longue durée a vécu, en art, alternativement en quête prioritaire d’images ou de concepts, sans que la prédominance de l’un réduise jamais l’autre à néant. À l’origine, le nom de Dieu ne pouvait être prononcé, mais l’Église a bien dû consentir à ce que son Dieu fût mis en danger d’idolâtrie en le donnant en représentation. Une idée forte, défendue par Étiemble, nous rappelle que l’art désacralise le mythe dès qu’il l’incarne. Lui-même sacré en son essence l’art s’est progressivement laïcisé dans ses modalités d’existence, épousant ainsi la courbe historique de la vie des civilisations. Répondant à une nécessité vitale, des artistes de très grande envergure, mais impulsés par de modestes théoriciens, ont réagi contre la tendance dominante de leur époque, réussissant à l’inverser ; des ruptures majeures s’en sont suivies. Pour nous limiter à la musique, depuis le début de la polyphonie, trois d’entre elles ont été fameuses.
Ces ruptures s’étant produites au début des XIVe, XVIIe et XXe siècles, notre histoire musicale, réduite à ces bouleversements, s’en trouve schématisable en un large découpage symétrique.La première et la troisième ont nettement rompu en faveur du concept (d’une part la notation proportionnelle – de Vitry/Machault, d’autre part le recours à des procédures relevant des langages artificiels – Hauer/Schoenberg) ; la seconde a rompu en faveur de l’image (l’opéra – V. Galilei/Monteverdi). Dans les trois cas, la résistance des milieux conservateurs a été dure.
Les ruptures des XVIIe et XXe siècles nous offrent un autre cas de symétrie, inverse cette fois, qu’il est peut-être séduisant de noter dans les cas de Monteverdi et de Schoenberg : l’un et l’autre participent à la rupture au plein milieu de leur carrière, Monteverdi quitte la belle rationalité du contrepoint et opte pour la monodie accompagnée (concept -> image), Schoenberg renonce aux couleurs du romantisme et fonde la dodécaphonie (image -> concept).
Reconnaissons que, s’il devait y avoir en ce moment – moins d’un siècle après le dernier cataclysme – un vrai retour à une musique à programme, sous quelque forme narrative, ce serait le résultat d’une soudaine et prodigieuse accélération de l’Histoire, tout en participant d’une évidente régression mentale, car une pensée évoluée peut difficilement attribuer à la musique le principe d’une essence narrative. Toutefois, nous savons que notre société est en quête d’images – je dirai même d’imagerie – et surtout que la musique est de plus en plus soumise à l’agression du marché – une forme de pression contre laquelle peu de compositeurs sont en garde, un peu jaloux peut-être de leurs amis des arts visuels. À l’affût des commandes d’opéras, lieu de toutes les concessions mais où la réussite est rare, ils créent ou acceptent des conditions qui défient toute prédiction. Cela dit, toute intention de programme n’est pas nécessairement synonyme de narrativité ni de marché.
 
Les références seraient-elles plus descriptives, allusives (les paysages pour Olivier Messiaen – Sept Haïkaï, Des Canyons aux étoiles –, les œuvres picturales pour Hugues Dufourt – Giorgione en exergue de La Tempesta) que proprement narratives ? De nouvelles « catégories » émergent-elles, comme les processus naturels (la dérive des continents pour Tristan Murail dans Gondwana, la formalisation de mouvements de foule par Xenakis, etc.) ?
Je note avec plaisir qu’aucun des titres que vous citez n’implique la narrativité. Il m’étonnerait que nous retrouvions demain des poèmes symphoniques à la Liszt ou à la Strauss, des symphonies à programme à la Berlioz : ces somptuosités ne sont pas de notre monde. Les langues musicales actuelles ne sont pas de type XIXe siècle. Écoutez, par exemple, les accents lyriques proches de Verdi dans le Moise et Aaron de Schoenberg, leur expressivité nostalgique manque la cible. « Programme» est un mot chargé de sens : ne perdons pas de vue qu’en 1955, époque de rationalité excessive, dominée par le concept abstrait, Boulez écrivait Le Marteau sans maître et Stockhausen Gesang der Jünglinge, deux programmes inédits et contrastés de poétiques qui relèguent l’excès et font profit de la part utile de leur acquis récent. Soyons néanmoins prudents dans l’usage de la terminologie : quand on interroge les compositeurs, ils s’empressent de répondre qu’ils n’ont pas visé une musique à programme. Susciter l’image n’est pas susciter un programme ; susciter l’image peut n’être qu’une connotation symbolique ou – situation déjà risquée à ce niveau, fragile pour la musique – une forme d’association sémantique.
 
Comment ces références s’actualisent-elles dans les œuvres ? Constituent-elles de simples arrière-plans à l’horizon de la perception, ou bien sont-elles l’occasion, pour le compositeur, de construire des modèles ?
Le modèle doit rester musical, il est dans le langage et dans la forme. Le Prélude à l’après-midi d’un faune n’est pas un modèle mallarméen, c’est un modèle de forme et d’esthétique musicale qui traduit la relation personnelle de Debussy au poème de Mallarmé. Quand Messiaen disait à ses étudiants : « Contemplez la courbe des montagnes et suivez le rythme des étoiles », il ne leur apportait aucun modèle, il leur suggérait un programme d’inspiration, les réconciliant avec la nature dont il les jugeait trop éloignés…
 
Les développements de la musique électroacoustique ont-ils pu favoriser ces références à des catégories non strictement « musicales » : intérêt pour les paysages sonores, l’élaboration d’images mentales par l’auditeur de musique sur bande, etc.
Spontanément, sans la moindre recherche de stratégie, je viens de citer, côte à côte, Le Marteau sons Maître et le Gesang der Jünglinge ; c’est dire que, pour moi, une œuvre réussie ne dépend pas du médium auquel elle recourt. Néanmoins, la littérature existante ne me permettrait guère de multiplier de tels rapprochements. Il en va du médium électroacoustique un peu comme de la percussion, parce que l’un et l’autre contiennent le bruit. Ce n’est pas un hasard si Varèse qui, toute sa vie, a rêvé d’un médium nouveau, n’en disposant pas, a commencé par donner une expansion nouvelle à la percussion. Contenant le bruit, l’électroacoustique et la percussion mettent en garde le bon compositeur contre la prédominance de l’effet sur l’écriture. L’électroacoustique est facilement « imageante », et il n’est pas surprenant qu’au niveau de sa dégénérescence, elle produise la musique des raves dans la techno. Musique d’effet, le médium en question sera plus aisément rentable comme musique de film, d’opéra et de ballet. C’est ce que Stockhausen avait compris en composant Hymnen – un chef-d’œuvre, pourtant. Mais si je place si haut Hymnen, c’est aussi parce que le compositeur a su allier, dans cette œuvre, l’effet à l’écriture, l’écriture sonore étant ici entendue dans un sens proche de l’écriture filmique.
On pourrait m’objecter que je ne parle que d’œuvres produites par les vieux moyens analogiques, d’ignorer le numérique et ses potentialités… Absolument pas, mais, précisément, quel que soit le niveau de développement, il n’est encore question que de moyens. Ne faisons pas de l’électronique un genre musical ; c’est un adjuvant, une complémentarité, parfois même un élément concertant. La vie de cet élément, de ce moyen, est enrichie dans les œuvres mixtes depuis le contrôle informatique permettant une pratique concertée du micro-intervalle. Mais les structures produites doivent intégrer impérieusement l’écriture instrumentale. Toute recherche de discriminations écartée – je ne connais pas tout –, de bons exemples qui valent d’être cités sont venus de Holliger (Scardanelli), aussi de Dalbavie (Seuils).
 
Peut-on se risquer à établir un parallèle entre cette tendance – ou cette singularité, si l’on considère ces œuvres comme isolées et l’évolution du statut de la narration, des personnages, dans la littérature moderne ?
C’est un risque que, personnellement, je ne prendrai pas parce que cela nous engagerait trop loin dans la métaphore. Quand Boulez ou Berio ont évoqué l’Ulysse de Joyce, ils n’ont pas cru se centrer sur les personnages de Bloom ou de Mulligan, ils ont entrevu des types de forme qui les rapprochaient de certains chapitres. J’espère ne pas contredire de bons auteurs qui, ces dernières années, ont abordé la narrativité musicale ; je dirai simplement qu’en dehors du récitatif, où la recherche de la narrativité est absolument évidente, les formes de la musique absolue les plus « narratives » (mettons quand même le mot entre guillemets) sont des formes thématiques – cas de la forme sonate et de tous les dérivés de cette forme. Ces formes jouissaient d’un déploiement linéaire s’organisant en phrases et en périodes. La production musicale me paraît, aujourd’hui dans son ensemble, loin de cela. C’est une question de langage ; tout langage implique son type d’architecture. Des scénarios et des livrets d’opéras contraignent les compositeurs à rejoindre ces types traditionnels de phraséologie, cela les amène à quitter leurs normes. Plongés dans l’ambiguïté, finalement ils travaillent pour le théâtre lyrique comme ils le feraient pour le film. Le plus urgent aujourd’hui, serait de retrouver un langage suffisamment général pour se prêter à toutes les fonctions, comme il en va des langues parlées. C’est là un travail synergique de recherche qui devrait pouvoir mobiliser les musiciens vers une synthèse, enfin heureuse, de l’image et du concept.
 
Propos recueillis par Véronique Brindeau