Afficher le menu

Musique populaire/Musique savante

Grand Angle Par Philippe Albera, le 15/09/2001

Les musiques populaires ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de la musique européenne « savante ». Plusieurs concerts de cette saison nous le rappellent, avec les guitares électriques du Professor Bad Trip de Fausto Romitelli (3 octobre, Cité de la musique) ou les désormais classiques Folk Songs de Berio (3 avril, Scène nationale de St Brieuc, mai à la Cité de la Musique, atelier réservé aux lycéens). Philippe Albèra, fondateur de l’Ensemble Contrechamps, auteur de nombreux textes sur la musique du XXe siècle s’est intéressé à ce thème dans un article publié par les Cahiers de musiques traditionnelles de Genève. Nous vous proposons d’en découvrir ici quelques moments.
 
Déchirure et quête des fondements
L’impact des musiques populaires et des musiques exotiques sur la musique savante européenne s’inscrit à l’intérieur d’un processus historique, politique et culturel complexe, où se mêlent l’effondrement des valeurs propres à l’Ancien Régime, l’intensification des échanges internationaux liés au commerce et à la colonisation, la montée des nationalismes, l’évolution intrinsèque du langage musical.
À partir du XIXe siècle, les intellectuels et les artistes ne s’inscrivent plus dans un cadre donné, stable et homogène, mais développent un rapport critique vis-à-vis des codes dominants et de l’héritage, rapport critique qui répond à la dissolution des anciens liens sociaux et qui sape non seulement les fondements de l’ancienne métaphysique, mais aussi ceux de la tonalité et des formes classiques. « L’esprit n’acquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans la déchirure absolue », écrit Hegel en 1906 dans sa préface à la Phénoménologie de l’Esprit. La quête de l’originel – par laquelle le vrai est transféré des sphères divines à des sphères archaïques – se développe parallèlement à une investigation de l’Histoire et à une curiosité accrue pour les cultures situées en marge de la tradition. Un monde fondé sur des valeurs d’unité et d’absolu laisse place à un monde complexe et relatif. L’essor des sciences humaines témoigne de cette évolution ; dans son domaine propre, la musicologie entreprend d’explorer les musiques du passé européen, puis celles de civilisations non européennes. C’est dans les failles de cette culture musicale « déchirée », pour reprendre l’expression hégélienne, que s’infiltrent les musiques des civilisations éloignées ou les folklores populaires, au même titre que celles du Moyen Âge et de la Renaissance, longtemps ignorées. Ce qui n’était qu’une référence, une couleur étrangère, un dépaysement momentané ou un déguisement, et qui apparaissait de façon sporadique dans les œuvres des époques baroque ou classique, touche à l’essence même du langage musical chez les romantiques. Les musiques situées à l’extérieur du cercle de la conscience musicale savante européenne se parent d’une aura – celle d’une expression authentique régénératrice ; elles constituent une alternative à la culture officielle et nourrissent la révolte contre celle-ci. Au cours du XIXe siècle, l’exotisme et les traditions populaires transforment progressivement la pensée et la perception musicales, déterminant des écritures nouvelles.
 
Du folklore hongrois aux musiques pygmées
L’influence des folklores européens, notamment slaves et balkaniques, continua d’exister dans les années cinquante et soixante ; mais elle ne pouvait plus correspondre à l’émancipation de nations ou de cultures qui retombèrent après la guerre sous un joug nouveau. L’art populaire, dans le contexte stalinien, devait être arraché à une exploitation politique et idéologiques réactionnaires. Il alimente alors l’œuvre de compositeurs comme Ligeti, Kurtág ou Denisov d’un point de vue plus exclusivement technique, ou comme une alliance secrète avec ce qui, dans l’art populaire, échappe à son exploitation politique, et constitue une forme de résistance. On retrouve sa trace dans les conceptions mélodiques, harmoniques et rythmiques, ainsi que dans le choix des timbres instrumentaux et dans les techniques de jeu : le cymbalum occupe par exemple une place centrale dans l’œuvre de Kurtág, et influence grandement son écriture pianistique ; une œuvre comme Les Pleurs de Denisov retrouve le ton cérémoniel des Noces de Stravinsky. Au moment où toute une génération systématisait son héritage en repensant le langage musical à partir d’un « degré zéro », des compositeurs comme Ligeti et Kurtág maintenaient cette relation organique à l’Histoire, sous la forme notamment d’archaïsmes musicaux comme par exemple certaines couleurs modales ou des intervalles consonants à l’intérieur du langage atonal ; peu comprise sur le moment, cette démarche est apparue d’actualité dans les années soixante-dix. Les éléments de la musique populaire balkanique, repensés à l’intérieur du langage savant, furent un moyen d’échapper aux impasses du sérialisme et des esthétiques qui le contestaient ; ils permettaient d’élargir le contenu d’œuvres repliées sur leurs problématiques techniques, et, tout en évitant l’alternative d’une complexité croissante ou d’une simplification drastique, de créer une sorte de perspectivisme compositionnel où les différents styles d’écriture, les différentes constructions temporelles et les significations des structures employées forment des strates articulées les unes aux autres.
 
Eléments hétérogènes
Au cours des années soixante-dix, Ligeti généralisa cet apport des musiques traditionnelles en s’intéressant à des musiques ethniques très diverses celle des pygmées Aka comme celles des Caraïbes par exemple ; ces musiques, qui ont imprimé une marque profonde dans ses œuvres des vingt dernières années, lui ont permis d’élaborer un langage musical qui refuse à la fois la généralisation du chromatisme et le retour à la tonalité. Elles jouent un rôle décisif dans l’invention de structures rythmiques extrêmement complexes, et influencent aussi, même si c’est inconsciemment, sa conception de la forme musicale. La tentative d’édifier un langage musical prenant en compte la relativité des différents moyens de structuration avait déjà constitué le « programme » esthétique d’un compositeur comme Luciano Berio dès le début des années soixante ; Berio articule des éléments hétérogènes dans ses œuvres, et il intègre des éléments du folklore européen (Folk Songs, Voci) et/ou de musiques plus lointaines – lui aussi a été fasciné par les polyphonies centrafricaines qu’a révélées Simha Arom ; il leur rend hommage dans Coro. Ces influences diverses sont absorbées à l’intérieur d’une forme fondée sur la dialectique entre des phénomènes de surface hétérogènes et une structure sous-jacente unitaire – dialectique que l’on trouve aussi bien dans la succession temporelle que dans la superposition de couches musicales autonomes. Les caractéristiques stylistiques ne sont pas fondues à l’intérieur d’un tout homogène, mais elles sont articulées comme des éléments riches de sens multiples, qui portent avec eux une histoire et un contenu expressif propres, et qui entrent en résonance pour créer de nouveaux rapports sensibles et signifiants. L’œuvre devient un commentaire infini des musiques qu’elle réfléchit et transforme, qu’elle manipule et réorganise en un tout complexe. La forme enregistre la tension entre statisme et dynamisme, qui devient l’un de ses principes de base. D’une façon différente, Luigi Nono a introduit toutes sortes d’éléments arrachés à la vie quotidienne (bruits, discours, chants, etc.) et au folklore dans ses œuvres jusqu’aux années soixante-dix, développant un concept de montage formel provenant des avant-gardes russes des années vingt, avant de transformer son propre langage en s’appuyant sur les conceptions du temps, de la ligne mélodique, de la polyphonie ou des échelles propres à différentes musiques exotiques, à partir desquels il crée un nouvel espace-temps.
 
De l’Amérique et de l’Asie
On ne peut parler de l’influence des musiques exotiques sur la musique savante européenne sans mentionner la trajectoire de compositeurs en provenance d’autres continents et ayant assumé l’héritage européen. Charles Ives fait ici figure de pionnier. Il dégagea la musique « savante » nord-américaine naissante d’un académisme stérile – les pâles copies de la musique romantique européenne – grâce à un mélange d’audaces sans scrupule et à l’utilisation imaginative du matériau folklorique. Dans sa musique, les ragtime et les gospels ne libèrent pas seulement le rythme et l’harmonie des limites conventionnelles ; en tant qu’expressions de l’âme populaire américaine, ils constituent aussi une critique du formalisme et une revendication à la fois politique, culturelle et spirituelle qui a sa source dans le mouvement transcendantaliste. L’audace de Ives, qui préfigure toutes les inventions sonores et compositionnelles du siècle, provient de sa liberté vis-à-vis de l’héritage européen, qu’il assume de façon critique et personnelle. John Cage usa d’une liberté semblable lorsqu’il inventa le piano préparé ou développa des idées prenant le contre-pied des fondements mêmes de la musique européenne, qu’il influença pourtant dans les années cinquante ; utilisant par exemple le livre d’oracles chinois, le I-Ching, pour déterminer l’écriture de certaines de ses œuvres (comme Music of Change), ou d’autres « systèmes » générateurs de structures musicales, Cage abandonne le concept traditionnel de forme au profit de l’event, du happening ou de l’œuvre aléatoire. Le retrait de l’auteur, chez lui, renvoie non seulement au refus de toute volonté créatrice de la part du sujet, mais aussi de toute forme d’intériorisation d’une forme musicale ; de même que sa réflexion sur le vide et le silence, qui est au cœur de son esthétique, il provient d’une interprétation de la pensée bouddhiste (Cage fut un auditeur et un lecteur enthousiaste de Suzuki) et de l’influence des avant-gardes littéraires et picturales américaines.
(…)
 
Le son forme un tout
La démarche plus tardive d’Isang Yun, l’un des premiers compositeurs venus d’Asie, est particulièrement intéressante, dans la mesure où il tenta une synthèse entre des éléments propres à la musique coréenne et le langage moderne de la musique européenne (ainsi qu’entre la philosophie taoïste et l’esprit de la composition occidentale). Il a noté lui-même qu’il était plus facile pour un compositeur venu d’une culture totalement différente de concilier sa propre sensibilité sonore et musicale avec le langage atonal plutôt qu’avec le langage tonal. Toute sa musique exacerbe les différences fondamentales entre les conceptions asiatiques et européennes du phénomène musical, telles qu’elles avaient justement enrichi ces dernières à partir de Debussy. « Une note a en soi un mouvement souple provenant de sa résonance, elle apparaît dans sa multiplicité ; cette note est déjà tout un cosmos » (Isang Yun). Le musicien extrême-oriental n’a nullement besoin d’harmonie, au sens occidental du terme, ou de structures contrapuntiques, ni même des fonctions structurelles qui gouvernent la musique européenne, car le son forme un tout se suffisant à lui-même, il constitue un monde en soi, ou plus exactement, il libère la complexité du monde sonore mis en résonance.
(…)
 
Perspectives
À quelques exceptions près, la quasi-totalité des compositeurs qui ont façonné l’histoire du vingtième siècle ont été marqués par les musiques de civilisations extra-européennes ou par des musiques populaires européennes. Or, ces musiques ont échappé à tout enseignement académique. Elles ont constitué, à des degrés divers, des expériences sensibles formatrices et inspiratrices. Elles sont entrées à l’intérieur des langages musicaux actuels, faisant éclater non seulement les cadres traditionnels, mais rendant bien précaire toute tentative de rationalisation totalisante. Elles ont non seulement joué le rôle d’un matériau neuf (qu’il s’agisse de sonorités, de modes, de formes rythmiques ou d’instruments), mais aussi celui d’une autre pensée. On peut dire sans exagération que c’est à travers ce dialogue ininterrompu au cours du siècle avec les musiques extra-européennes que la musique savante européenne s’est définie – du moins sous son aspect le plus moderne – anticipant en cela le destin de relations qui sont encore, au plan économique et idéologique, régies par les principes de domination. C’est en s’ouvrant à ce qui lui était étranger que la modernité musicale de l’Europe s’est développée. Elle a ainsi intégré des caractéristiques, des formes, des conceptions qui font partie – même lorsque c’est inconscient – du patrimoine de la musique européenne. La modernité musicale continue d’être aujourd’hui un laboratoire où s’expérimentent des fusions nouvelles, des croisements « génétiques » qui débouchent sur de nouveaux mixtes, sur de nouvelles identités. Cette élaboration va au-delà du simple fait musical : car dans cette rencontre entre des cultures aussi différentes, entre des temps, des mémoires et des pensées aussi éloignées, qui se dissolvent progressivement en tant que telles, une forme nouvelle se fait jour. Elle se développe à partir de musiques qui sont de plus en plus décontextualisées, et dont le sens, par conséquent, se modifie. Un peu partout, la relation entre les structures institutionnelles et le contenu musical propre est faussé, entraînant une perte d’évidence à laquelle il faudrait ajouter la perte de l’aura liée à la reproduction technique, signalée en son temps par Walter Benjamin. Le combat entamé dès le XIXe siècle entre une culture du divertissement, aujourd’hui prise en charge par l’industrie culturelle au niveau mondial, et un art chargé de significations existentielles, s’est exacerbé. L’industrie culturelle efface ce qui fut patiemment élaboré durant des siècles, ne serait-ce qu’en réduisant notre relation à la musique à de simples stimuli sensoriels, à des satisfactions superficielles et immédiates dont on retrouve la trace, malheureusement, jusque dans le rituel des concerts dits « sérieux » (qu’il s’agisse de musique classique européenne ou de musiques extra-européennes) ; la musique « savante » bricole – au sens noble du terme – un hybride où se fondent des traditions diverses, orales et écrites, aux fonctions parfois antinomiques : dans quelle mesure cet hybride est-il en mesure d’exprimer l’homme contemporain, au-delà des différences de culture, de pensée et de tradition, c’est une question qui reste ouverte.
 
Rassembler une communauté
Si la musique occidentale a puisé dans les traditions orales, elle a en effet conservé ses propres fondements. Ceux-ci sont antinomiques, dans une certaine mesure, avec ceux des musiques traditionnelles. Il existe une contradiction entre la notion même de composition, fondée sur l’écriture, pensée et réalisée par une individualité qui se définit, depuis près de deux siècles, dans un rapport critique vis-à-vis de la tradition et de la société, et la réalité d’un corpus dont les bases sont quasiment intangibles, transmis oralement après un long apprentissage, et qui suppose l’assentiment collectif (toute forme d’  « opposition » y est inconcevable). D’un côté, la musique est prise dans une évolution extrêmement rapide, soumise à l’invention et à la personnalité de compositeurs qui représentent le langage d’une époque ; d’un autre côté, elle suit une évolution lente, partagée par une collectivité qui en dessine les formes actualisées. Dans un cas, la musique est autonome, et ne répond, au mieux, qu’à une fonction esthétique qui s’incarne dans le concept de forme musicale et dans le rituel du concert ; dans l’autre cas, elle est liée à une fonction sociale ou religieuse qui définit les formes de sa présentation et lui donne sens.
Dans une certaine mesure, les influences entre musique européenne et musiques exotiques ne se sont faites que dans un sens, à rebours des influences politiques et économiques. Les musiques exotiques ou populaires ont nourri la tradition savante européenne, elles en ont modifié l’évolution en profondeur, dans un temps où leur propre survie devenait une question d’actualité. L’écriture a su absorber leurs caractéristiques, en les modifiant jusqu’au point où elles la menaçaient ; mais l’inverse ne s’est guère vérifié. À partir d’un certain niveau de développement socio-économique, les populations d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie délaissent leurs idiomes musicaux au profit d’une langue européenne volontiers présentée comme « universelle ». Les jeunes Japonais, de même que les jeunes Chinois ou les jeunes Brésiliens, connaissent mieux Beethoven et Debussy que leurs propres traditions. Celles-ci ont été rejetées, bien souvent, dans les marges de la vie culturelle, ou enfermées dans des musées ; au mieux, on les exhibe et on les exporte comme des « trésors nationaux ». Elles ne sont plus intégrées au milieu socio-économique et au contexte culturel ou religieux d’où elles proviennent. Pourtant, ces musiques qui ont leur racine très loin dans l’histoire de l’humanité ont acquis au cœur du XXe siècle une valeur universelle, grâce à la reconnaissance dont elles ont été l’objet. Pour Bartók, l’utilisation du folklore vivant des campagnes hongroises, roumaines ou bulgares ne visait pas une forme de nationalisme fondé sur des caractéristiques ethniques. Au contraire, elle tendait à un humanisme universel qui dépasserait les différences raciales. En ce sens, l’histoire des échanges entre la musique européenne « savante » et les musiques populaires ou exotiques est une leçon pour les citoyens du monde, en un XXe siècle finissant qui ressasse toujours les thèmes de la pureté ethnique et de l’exclusion.
On peut enfin se demander sur quelles marges la conscience musicale européenne se renouvellera dans un futur plus ou moins proche, le choc des musiques exotiques ou populaires ayant épuisé une grande partie de ses effets (et notamment celui de sa différence). Peut-être est-ce l’urgence d’un sens propre à la situation historique une situation où ce qui fondait les traditions séculaires est ravagé par l’évolution économique et technologique –, un sens capable de rassembler une communauté, de stimuler son intelligence, sa sensibilité, et son inventivité, qui déterminera des évolutions futures où les différentes traditions – ce qui en aura été conservé de façon vivante – viendront nourrir et enrichir la communication planétaire.
 
Par Philippe Albèra © Cahiers de musiques traditionnelles n°9, Georg-Edition, Genève, 1996