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"J'ai compris la musique contemporaine"

Grand Angle Par Alain Patrick Olivier, le 15/04/2001

La pédagogie est à la mode, en musique comme dans d’autres domaines artistiques. « La société du spectacle », pour reprendre l’expression de Guy Debord, s’interrogerait-elle sur sa légitimité ? En marge des chiffres, des tableaux, il apparaît primordial de rappeler les buts premiers d’une telle profession de foi, et de prêter l’oreille aux effets des « actions pédagogiques ». Depuis sa création en 1976, l’Ensemble intercontemporain n’a cessé de développer de telles actions, qu’on entende le terme de « pédagogie » dans une acception très large – donner les éléments et les occasions susceptibles d’enrichir l’écoute et accroître la curiosité – ou dans son sens premier de formation d’un jeune public. Alain-Patrick Olivier nous livre ici son expérience… de « terrain » !
 
 
L’action pédagogique de l’Ensemble intercontemporain est destinée à des publics disposés à l’égard de la musique de façons tout à fait différentes. Dans les classes généralistes du collège, les élèves ne disposent souvent d’aucune formation musicale, tandis que les étudiants de l’Académie du XXe siècle, tous issus des conservatoires supérieurs, sont destinés à exercer de façon imminente leur profession d’interprètes de haut niveau. Pourtant une approche commune se dessine pour les solistes de l’Ensemble, qui est étroitement liée à leur expérience d’instrumentistes et à leur familiarité avec les œuvres nouvelles et le processus de la création.
 
« Quand c’est vécu, c’est cent fois mieux ! »
L’un des principaux apports des musiciens de l’Ensemble intercontemporain, pour les enseignants, les interprètes ou les élèves, consiste dans leur fréquentation intime des œuvres récentes, en général mal connues, auxquelles ils donnent tout simplement un visage sonore. Les élèves sont rarement convaincus par la seule audition des enregistrements qu’ils écoutent avant d’aborder un compositeur ; mais leur rapport change totalement lorsqu’ils ont pratiqué, éprouvé de l’intérieur, écouté en direct : « Quand c’est vécu, c’est cent fois mieux ! » La pratique constitue à cet égard une dimension essentielle de l’approche des œuvres, en complément de l’écoute et de l’analyse. En tant que musiciens professionnels d’un ensemble, les solistes sont aussi préparés à aborder l’interprétation du point de vue collectif, ce qui est un objectif important dans les classes où ils interviennent. Amener tous les élèves à jouer d’un instrument – même s’il s’agit du plus rudimentaire, le chant ou la percussion corporelle – place ainsi chacun d’entre eux dans une situation où il se pose lui-même comme musicien et se définit dans le groupe sans être exposé individuellement. Il n’est pas besoin de souligner, à cet égard, l’expérience singulière, et sans doute inoubliable, pour les élèves, de monter sur la scène de la Cité de la musique, pour participer au concert final donné avec les musiciens de l’Ensemble intercontemporain.
A travers les ateliers de composition, les élèves vont pourtant encore au-delà d’une approche interprétative dans la mesure où ils sont amenés à composer eux-mêmes l’œuvre interprétée : en interrogeant l’acte même de la création, ils vont au fondement de la compréhension musicale. Ils sont amenés à se poser les mêmes questions que le compositeur et à y apporter leur propre réponse. Ils appréhendent l’œuvre à la fois du point de vue du compositeur, et de l’interprète.
L’Ensemble réaffirme, par cette démarche, sa vocation essentielle, qui est de défendre l’acte créateur plus encore que les produits de cet acte, la démarche des compositeurs plus encore que les œuvres elles-mêmes. Un ensemble de formation classique se livrerait avec beaucoup moins d’évidence à ce type d’approche, dans la mesure où il ne travaille pas au contact des compositeurs qu’il défend. Cette proximité avec les compositeurs représentatifs d’aujourd’hui est aussi ce qui attire prioritairement les jeunes instrumentistes de l’Académie du XXe siècle.
 
« Nous sommes les compositeurs »
Est-il possible d’aborder néanmoins la création musicale contemporaine avec des élèves dépourvus d’une solide formation musicale ? La pédagogie est à la mode, en musique comme dans d’autres domaines artistiques. « La société du spectacle », pour reprendre l’expression de Guy Debord, s’interrogerait-elle sur sa légitimité ? En marge des chiffres, des tableaux, il apparaît primordial de rappeler les buts premiers d’une telle profession de foi, et de prêter l’oreille aux effets des « actions pédagogiques ». Depuis sa création en 1976, l’Ensemble intercontemporain n’a cessé de développer de telles actions, qu’on entende le terme de « pédagogie » dans une acception très large – donner les éléments et les occasions susceptibles d’enrichir l’écoute et accroître la curiosité – ou dans son sens premier de formation d’un jeune public. Alain-Patrick Olivier nous livre ici son expérience… de « terrain » ! Jens McManama rapporte la réaction d’un représentant du milieu musical américain, très sceptique à l’idée que des élèves puissent être mis en contact direct avec Messiaen ou Grisey, sans être passés par la tradition classique. Comme si les principes premiers de la musique contemporaine se trouvaient dans le style classique du XVIIIe siècle, et comme s’il fallait refaire tout le chemin de l’histoire avant de pouvoir aborder des œuvres comme Gruppen ou Partiels.
 
Mais ces œuvres se situent-elles vraiment dans l’horizon de la tradition ? Ne possèdent-elles pas leur autonomie ? La démarche créative ne consiste-t-elle pas précisément à réinventer à chaque fois les principes premiers de la composition ? L’aventure sérielle, par exemple, n’a-t-elle pas consisté à repenser radicalement les fondements de la musique et à composer suivant cette découverte ? C’est ce que montrent, en tous cas, les élèves de l’atelier consacré à Luciano Berio, lorsqu’ils se livrent à une composition sérielle sur le chiffre sept. Il n’y a pour eux, dans cette démarche, rien d’abstrus, ni de compliqué, mais au contraire une méthode efficace pour construire une œuvre cohérente.
Certes, l’assimilation sérieuse en six mois des principes de composition est sans doute illusoire, y compris pour de jeunes élèves formés musicalement. Le choix d’un compositeur déterminé, à travers des processus de composition précis, permet néanmoins de cibler les objectifs et de les assimiler assez rapidement, là où l’enseignement général est contraint à être systématique et à aborder toutes les esthétiques.
La présence du musicien permet, en outre, de seconder efficacement les groupes de travail et de les guider dans toutes les phases du processus d’écriture. Pour la création autour de Partiels, les élèves choisissent eux-mêmes deux sons de référence ; ils se répartissent ensuite en différents groupes pour exploiter de façon différente le spectre harmonique. Le professeur s’assure que les résultats peuvent « sonner » – ce que les élèves ne peuvent eux-mêmes déterminer, faute d’expérience. Bien entendu, la faculté des élèves à jouer d’un instrument, écrire ou lire la musique, facilite grandement la démarche créative au sein de l’atelier. Tout est plus difficile dans une classe de cinquième généraliste, venue d’une zone d’éducation prioritaire. Pierre Strauch remarque, par exemple, que de jeunes élèves qui écoutent presque exclusivement et quotidiennement de la musique techno peuvent être dans l’impossibilité non seulement d’en reproduire le rythme de base, mais même de frapper une pulsation régulière sans laquelle aucune pratique musicale sérieuse, quel que soit le répertoire, n’est envisageable.
Dans ces conditions extrêmes, aborder, interpréter ou recréer une œuvre qui ressemble à du Messiaen peut paraître périlleux. Il existe néanmoins des « détours », en particulier la réécriture d’une œuvre originale « dans le style de » pour l’instrumentarium rudimentaire que peut constituer une classe de collège : les élèves peuvent chanter, utiliser des percussions corporelles, éventuellement jouer de la flûte à bec, ou bien pratiquer le collage, faire du théâtre musical (détour utilisé pour aborder Zimmermann).
La composition musicale collective peut s’éloigner alors du style et des exigences du compositeur de référence. Mais la confrontation avec le compositeur est, de toutes façons, un prétexte pour la création : il s’agit moins de défendre un répertoire, des œuvres ou des auteurs, que de mettre en place une démarche créative, qui stimule l’imagination, qui engage aussi celui qui la compose. L’essentiel est que l’élève comprenne, au cours de l’atelier, que l’œuvre musicale n’est pas quelque chose de donné, que la musique consiste fondamentalement en une pratique de liberté et de création. La classe de formation musicale, par exemple, habituée à la pratique instrumentale, à l’interprétation d’œuvres déjà écrites, est d’abord très décontenancée puis séduite à l’idée de pouvoir s’exprimer de façon spontanée dans le cadre de l’atelier Cage. Les élèves, en improvisant librement, se trouvent délivrés du souci d’avoir « joué faux » ou d’avoir commis des « erreurs ».
Il n’y a plus de rapport de vérité à un référent préexistant ; les règles ne sont là que pour stimuler la faculté créatrice. Ils découvrent d’autres usages de leur instrument, jusqu’alors interdits ou insoupçonnés : le souffle du trombone, la flûte comme percussion… Le pianiste timide prend de l’assurance en jouant devant ses camarades une petite pièce de Schumann sur un immense Steinway, au cours d’une première répétition dans le studio de l’intercontemporain : il est bientôt le premier à se faire l’apôtre du cagisme en martelant et en variant sur toute la tessiture du piano le thème donné par les téléphones portables de ses camarades et en prenant aussi d’instinct le rôle d’accompagnateur de l’ensemble. L’espace de l’imaginaire sonore s’ouvre alors pour ces élèves, avec ce que cela peut avoir aussi de troublant. Ils s’aperçoivent que la musique peut venir d’eux, qu’ils sont également une source de musique. C’est un peu comme si on leur demandait brusquement de dessiner ce qu’ils veulent, après les avoir habitués jusqu’alors à reproduire les tableaux de grands (ou de petits) peintres.
La confrontation avec des procédés de composition apparemment particuliers permet, d’ailleurs, de découvrir des procédés valables pour toute musique : faire dialoguer les instruments, trouver un matériau musical, élaborer un principe de composition, évoluer dans la durée, etc. La perspective de la composition contemporaine, de ce point de vue, n’est pas nécessairement distincte de celle de Mozart, Bach et Beethoven. Les élèves avouent d’ailleurs que leur expérience risque de changer leur regard sur la musique en général et de modifier la façon même dont ils vont interpréter maintenant la musique classique qu’ils pratiquent quotidiennement.
Ce n’est pas le moindre rôle de l’atelier de création, outre la découverte d’un nouveau répertoire, que de jeter un regard neuf sur le répertoire passé, et de penser une continuité, au lieu d’une immense fracture qui séparerait une musique classique audible et une musique contemporaine inaudible, ou bien une musique savante inabordable et une musique populaire accessible – au point qu’un travail sur Gérard Grisey paraît presque aussi naturel, en fin de compte, qu’un travail sur Elton John.
 
« Je n’aime pas, mais j’ai compris »
Les résultats des ateliers peuvent être surprenants : dès les premières séances de travail, le professeur-compositeur peut s’émouvoir d’un moment d’improvisation musicale, qui lui fait entendre un instant de musique aussi satisfaisant esthétiquement que certaines œuvres écrites par des professionnels. Mais la finalité n’est pas que les élèves deviennent des compositeurs, ni des interprètes, ni même d’ailleurs les adeptes de la musique contemporaine (ce qu’ils deviennent souvent à l’issue de leur expérience, défendant Stravinsky ou Berio comme l’un des leurs) : il suffira qu’un chemin d’appropriation ait été parcouru par tous. Il faut pour cela considérer le point de départ commun aux différents groupes : la résistance ou la méfiance à l’égard de la « musique contemporaine ». Les enfants expriment avec plus de naïveté et plus de conviction un préjugé largement répandu aussi chez les adultes : la musique contemporaine les heurte par son « absence de mélodie » et de « danse ». En revanche, il y a beaucoup de « dissonances » qui ne sont pas « agréables ». Même si John Cage est intéressant à certains égards, il est clair que « ce n’est pas de la musique ». Un tel discours – commun aux enfants et aux adultes de tous les siècles en face des œuvres nouvelles – peut d’ailleurs être partagé par les élèves musicalement très cultivés du Conservatoire supérieur de Paris ; car ce discours est quelquefois le fruit de la formation musicale elle-même. Les enfants sont néanmoins susceptibles de modifier leur position très facilement. Une élève de troisième résume le changement qui s’opère après les ateliers : « Je n’aime pas, mais j’ai compris. » L’important est que la rencontre se soit faite, que l’étonnement ait eu lieu. L’élève conserve ensuite l’entière liberté de ses goûts ; il est absolument libre dans sa démarche ultérieure de poursuivre d’une façon ou d’une autre l’expérience vécue. Il ne s’agit pas qu’il s’inscrive nécessairement dans un conservatoire. Le professeur aura allumé une petite étincelle, qui pourra continuer ensuite de briller, et qui a de bonnes chances ne jamais s’éteindre vraiment.
 
Bien entendu, la démarche de l’Ensemble intercontemporain ne peut que demeurer circonscrite. Elle ne peut absorber tout le temps des musiciens de l’Ensemble et tous les moyens mis à leur disposition (offerts en grande partie par le Fonds d’Action Sacem). L’Ensemble ne peut avoir vocation à prendre en charge la sensibilisation à la musique contemporaine sur l’ensemble du territoire. Il ne saurait avoir une action que pionnière et exemplaire. Le travail pédagogique entrepris désigne une possibilité d’approche qu’il dépend ensuite des institutions compétentes de généraliser : afin que la musique soit appréhendée par tous – et non seulement par quelques classes témoins – comme une activité vivante, créatrice et épanouissante.
 
Notes sur l’action pédagogique de l’Ensemble intercontemporain par Alain Patrick Olivier