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Entretien avec Marc-André Dalbavie

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/04/2001

Marc-André Dalbavie, qui est par ailleurs compositeur en résidence à l’Orchestre de Paris pour trois ans, vient d’écrire Mobiles pour chœur et ensemble, commande de l’Ensemble intercontemporain et de la Cité de la musique. Issue d’une collaboration avec l’écrivain Guy Lelong, l’œuvre sera donnée dans la Salle des concerts de la Cité le 19 juin prochain, dans le cadre du festival Agora. Marc-André Dalbavie nous livre ici quelques indices pour un titre en forme de manifeste.
 
Mobiles est le fruit d’une collaboration avec Guy Lelong. Ce n’est pas votre premier travail avec cet écrivain…
En effet, c’est notre quatrième collaboration. Il y a d’abord eu Seuils, pour une chanteuse, orchestre et électronique, créé en 1992, puis Non lieu, en 1997, pour chœur de femmes et un petit ensemble constitué de groupes homogènes (4 saxophones, 4 flûtes, 4 cors), d’un percussionniste, d’une harpe et d’un piano, disposé autour du public ; dernièrement, nous avons créé une sorte de petit opéra, qui pourrait être le troisième mouvement des Aventures et Nouvelles Aventures de György Ligeti, intitulé Correspondances.
 
Quelle est votre méthode de travail ?
Nous travaillons ensemble dès le départ : nous définissons une forme – par exemple, pour Mobiles, il s’agit d’une forme hétérophonique, avec des périodicités qui se superposent. Ensuite, Guy Lelong écrit un texte qu’il « déduit » des principes que nous avons choisis ensemble. Notre collaboration est à la fois très rigoureuse et très libre : une fois posés certains principes, Guy Lelong écrit le texte qu’il veut, de façon totalement autonome. Par ailleurs, nous cherchons à élargir, sur le plan du texte et de la musique, la notion d’in situ développée par des plasticiens comme Daniel Buren ou Sol Le Witt, conception selon laquelle l’ œuvre est une conséquence du contexte dans lequel elle apparaît.
 
En l’occurrence, il s’agit de bruits de conversations…
En effet, dans Mobiles, le texte et la musique émergent de la salle de concert, c’est-à-dire de conversations du public en train d’attendre le début de l’œuvre. En fait, nous avons cherché à déplacer le cadre de l’œuvre, celle-ci étant déduite progressivement, comme une métamorphose, de cette conversation imaginaire du public. Au début, le texte ressemble vraiment à des propos pris sur le vif, puis, au fur et à mesure, les mêmes mots ou les mêmes phrases reviennent, mais de plus en plus musicalisés, intégrés à la musique. Au lieu d’entrer dans l’œuvre de façon dramatique, avec les applaudissements et tout le rituel du concert, on y entre de façon continue.
 
Mais le sens de ces conversations intervient également, pas seulement leur réalité acoustique…
Effectivement, il y renvoie en « double entente ». Car ces conversations, dont on ne perçoit d’abord que des bribes, parlent de ce qui est en train de se produire pour les auteurs de ces conversations, c’est-à-dire de ce qui émerge de l’œuvre (alors qu’en fait on a l’impression qu’elles parlent de politique, d’art, de petits événements de la vie quotidienne, ou de tout autre chose). Dans le premier travail que nous avions réalisé ensemble, Seuils, il y avait une contrainte du même type : le texte même, dans son parcours de sonorités en particulier, renvoyait à l’œuvre musicale.
 
Ce principe de contrainte est-il une préoccupation constante chez vous, en dehors de cette collaboration ?
Disons que ce travail du rapport entre texte et musique est très particulier dans l’ensemble de mes réalisations incluant la voix. Il m’arrive d’avoir recours à des textes selon d’autres principes. Par exemple, j’ai écrit une pièce sur l’offertoire du Requiem des morts du chant grégorien, une autre sur des textes de troubadours du XIIe siècle avec trois types de langue, en ancien occitan, en ancien français et en ancien allemand. Mais cette collaboration avec Guy Lelong concerne en profondeur mon travail d’écriture musicale, en dehors de tout rapport texte-musique, de la question de la spatialité à Mobiles, en passant par Concertate il suono
 
Ce travail de relation à l’espace est-il également lié à vos recherches à l’Ircam ?
En fait, ma conception spatiale a plusieurs origines. La première vient de la musique spectrale. Quand j’étais jeune, je faisais partie de ce groupe de compositeurs, très influencé au départ par Gérard Grisey et Tristan Murail, qui avait mis en place certaines conceptions du timbre. Or, la première découverte qui m’a fait m’éloigner de l’orthodoxie spectrale, c’est que les « spectraux » n’exploitaient pas une dimension essentielle du timbre : l’espace. Lorsqu’on entend un son d’instrument enregistré dans une chambre sourde, par exemple un cor, on ne le reconnaît pas. Pourquoi ? Parce qu’il lui manque son rayonnement dans l’espace, sa dimension acoustique. J’ai alors compris que la conception spectrale n’était pas totalement aboutie : elle s’arrêtait à la structure harmonique, sans s’intéresser à la diffusion acoustique, pourtant tout aussi essentielle. Pour moi, l’aboutissement de la pensée spectrale, c’était de penser l’espace. Deuxièmement, à l’Ircam, j’ai en effet découvert des outils de spatialisation, non plus acoustique mais dynamique, avec, par exemple, des rotations de sons. Lorsque j’utilise la spatialisation, c’est-à-dire lorsqu’il y a un mouvement dans l’espace, l’objet qui bouge – que ce soit un accord, un motif ou un rythme – évolue : le mouvement que je simule par l’écriture transforme l’objet. Il y a une action de l’espace sur la musique, ce qui est très différent, à la fois de la conception de Stockhausen (chez qui, en effet, on trouve des mouvements dans l’espace mais pas de transformation), ou des conceptions de Klaus Huber et de Pierre Boulez, pour qui l’espace a d’abord pour fonction de clarifier l’écriture. Quant à la troisième composante de ma conception de l’espace, elle provient d’une réflexion sur la relation de l’œuvre à son lieu d’accueil et de l’œuvre au public : c’est la notion d’in situ déjà évoquée. Je tiens beaucoup à cette idée selon laquelle l’œuvre n’est pas isolée mais résulte du lieu dans lequel l’artiste la crée. C’est un principe artistique qui commence avec Mallarmé, puis avec les « concrets » suisses comme Max Bill, dont les œuvres exposent leur système de production, ou avec les sculptures de Brancusi dont le poli réfléchit le contexte. Une telle conception entre parfaitement en résonance avec des aspects purement musicaux.
 
Vous avez souvent travaillé avec la voix, le texte. Qu’est-ce qui vous intéresse spécifiquement dans la voix ?
La première réponse, c’est que j’aime la voix, tout simplement ! La deuxième, c’est que, d’une certaine manière, c’est peut-être l’ « instrument » qui m’a permis le mieux de m’éloigner de l’influence spectrale. La musique spectacle recherche en effet la fusion de tous les paramètres pour créer une sorte d’écoute globale. C’est une pensée très harmonique, alors que la nature de la voix est mélodique. Venant d’une pensée très harmonique, je me trouvais confronté, avec la voix, à un instrument qui refuse cette harmonie : cela m’a permis de trouver des solutions qui, d’une certaine manière, fondent mon style actuel.
 
Que représente ce titre, Mobiles ?
Le titre renvoie à la mobilité du son, de la forme, celle des conversations évoluant vers la musique, mais aussi aux « mobiles » de l’œuvre. Dans notre travail d’écriture, le sens est déduit du son ; il s’établit à partir d’une « musicalité » du texte, selon une forme de contrainte qui n’enferme pas l’interprétation, bien au contraire. Je pense que l’œuvre d’art doit avoir une multiplicité d’interprétations. Si quelqu’un a envie de voir un nuage en écoutant le premier accord, c’est son droit ! Et cette liberté-là, c’est l’art qui doit la lui offrir ; tout le reste de la société la lui interdit. L’essence même d’une œuvre d’art est vraiment d’être polysémique. Mobiles est à ce titre une sorte de manifeste.
 
Propos recueillis par Véronique Brindeau