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Entretien avec Liza Lim

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/01/2001

A l’occasion de l’exposition « La Voix du dragon »[i], qui rassemble des objets funéraires et des instruments chinois datant du cinquième siècle avant notre ère, l’Ensemble intercontemporain a commandé une œuvre à la jeune compositrice australienne Liza Lim. Dans Machine for Contacting the Dead, écrite pour un ensemble de vingt-sept instruments, elle interprète à sa manière l’héritage esthétique de la Chine ancienne.
 
Les trésors découverts dans la tombe du marquis Yi de Zeng, actuellement exposés au musée de la musique, sont à l’origine de votre dernière composition. Quels sont les objets qui ont le plus retenu votre attention ?
En fait, ce qui m’a le plus fascinée dans cette tombe, ce sont moins ses objets que sa structure, son architecture. Au début, j’étais complètement dépassée par l’extravagance et l’incroyable diversité de son contenu : vaisselle, cercueils, instruments de musique, armes, textes, etc. J’étais comme obsédée par cette quantité d’objets à laquelle je ne pouvais répondre. J’ai alors commencé à considérer la structure d’ensemble de la tombe, les positions relatives des éléments, leur orientation liée à un symbolisme géomantique. Cette structure ressemble à celle de ces « boîtes chinoises » dont les compartiments s’imbriquent les uns dans les autres et ouvrent sans cesse sur d’autres compartiments sans qu’on atteigne jamais le centre. C’est une structure fondamentale de l’esthétique et de la pensée chinoises. Dans Machine for Contacting the Dead, je me suis donc concentrée sur cette idée d’une architecture de limites, de clôtures, d’entrées et de sorties, et aussi sur cette notion de barrières dans lesquelles on peut pratiquer une brèche. Cette notion de murs ne renvoie d’ailleurs pas nécessairement au « solide », mais aussi à ce qui est fluide, translucide : une sorte d’architecture du voilé, quelque chose qui relève d’une vision fugitive. Ces différents principes m’ont donné un ensemble d’idées formelles susceptibles de contenir tous ces objets.
 
Ne vous êtes-vous pas intéressée aux instruments de musique présents dans les chambres funéraires ?
Les instruments eux-mêmes, leurs différentes catégories m’ont aussi suggéré beaucoup d’idées. Le fait que ces instruments soient en partie détruits, par exemple, a quelque chose de juste : dans la culture chinoise, il existe des objets funéraires, ou seulement rituels, qui semblent identiques à ceux qu’utilisent les vivants, mais qui sont fabriqués de manière délibérément imparfaite par certains côtés. C’est ce qu’on appelle ming qi, ce qui signifie « vaisselle cassée ». Par exemple, les instruments ne sont pas accordés correctement, les cloches ne sonnent pas comme elles le devraient. Ces déformations sont en fait la façon adéquate de faire des offrandes aux esprits, et j’intègre cela dans ma méditation sur les instruments. Par exemple dans le mouvement intitulé Memory Body, il y a une musique souterraine de « harpe détruite » qui tire son inspiration poétique du qin, la cithare chinoise, dont l’art de l’interprète inclut le mouvement de caresse du musicien sur l’instrument. Pour moi, cette cithare cassée, sans cordes, suggère l’idée de prêter l’oreille à cette ultime trace d’une corde qui sonnait il y a de cela 2500 ans, une manière d’être attentif au silence comme à la trace d’une réverbération inaudible. Dans cette section, la plus intime de l’œuvre, je me réfère de manière assez explicite à cette cithare dans l’écriture des cordes qui sont complètement étouffées, où l’on entend seulement le murmure le plus ténu des archets. C’est un silence intensément articulé. Il me semblait aussi que c’était la manière la plus appropriée de déplorer la mort des vingt et une jeune femmes, musiciennes et concubines, enterrées vivantes avec le marquis. L’orchestre joue, mais presque sans sonorité, comme à travers un écran de verre.
 
Est-ce là ce que vous appelez « créer un instrument imaginaire » ?
En effet. A l’intérieur de l’ensemble des vingt-sept instruments de Machine for Contacting the Dead, je crée des constellations qui forment une sorte de méta-instrument : par exemple, la cithare détruite, ou les cloches enfouies ou encore l’orgue à bouche brisé. Je ne m’intéresse pas directement aux instruments chinois en eux-mêmes mais à la métaphore qu’ils suggèrent.
 
Cependant, vous vous référez aussi de manière précise à un objet, une hallebarde…
Il s’agit d’une hallebarde à trois lames, portant l’emblème d’un dragon double enlacé autour d’un axe, que j’ai utilisée comme point de référence lorsque j’ai composé la partie de violoncelle solo de Spirit Weapons Part I en reprenant le principe d’un mouvement autour d’un axe. Dans Spirit Weapons Part II, les trois percussionnistes évoquent les trois lames maintenues par un manche disparu – ici, la clarinette contrebasse. Cette hallebarde est située dans la partie nord de la tombe, celle où l’on trouve les armes. Dans Machine for Contacting the Dead, j’ai repris l’idée que ces objets sont vus depuis une autre pièce, dans différentes perspectives, ou depuis une vue aérienne, ce qui me permettait de définir un objet puis de le transformer de diverses manières.
 
Cet intérêt pour l’espace semble une donnée importante de vos compositions : on le retrouve dans votre participation à des œuvres multimédia, en particulier à des installations sonores – je pense à votre travail avec le plasticien Domenico De Clario. Il s’agissait d’ailleurs d’une œuvre composée à partir du livre des morts tibétain !
Oui. Dans cette installation, je me suis intéressée à une vision de la mort comme condition limite dans laquelle on se défait de la mémoire ; moins une ligne de partage, en effet, qu’un espace de transformation. Un des autres aspects qui m’intéressait dans ce projet était la relation des objets à la mémoire – par exemple cette chaise, sur laquelle je suis assise, qui conserve la mémoire de toutes les personnes qui s’y sont assises par le passé. Dans l’installation, j’ai porté mon attention à cette forme d’énergie que les objets peuvent à nouveau libérer à travers une autre perception – ce qui était aussi un sujet de fascination pour moi dans cette tombe, avec tous les objets qu’elle contient.
 
Pensez-vous être plus sensible, par vos origines, à une telle mémoire des objets ?
En fait, ce n’est que récemment que j’ai commencé à explorer dans mon travail mes racines chinoises. Être née en Australie me place dans un espace différent, où je peux poser certaines questions, à propos de cet héritage, que ne poserait peut-être pas quelqu’un d’autre. Dans mes œuvres récentes, comme dans mon opéra Yue Ling Jie (Moon Spirit Feasting) ou dans l’installation sonore Sonorous Bodies, je me suis intéressée à la manière dont les rituels traditionnels et les symboles peuvent se trouver transformés par un contexte de diaspora ou d’immigration.
Le fait de me situer à plusieurs générations de distance de la Chine continentale m’a toujours fait considérer cette question de façon métaphorique. Mais peut-être une autre réponse serait-elle celle-ci : la culture symbolique sous-jacente à la pensée chinoise constitue un évident terrain d’affinités pour tout compositeur ! Par exemple, le recours à des systèmes de sens calqués sur différentes situations spatio-temporelles, tels que le yi-king[ii] ou l’emploi de carrés magiques pour articuler les relations spatiales et gestuelles d’actions scéniques, ou encore l’utilisation de grilles permettant d’établir un diagnostic du corps ou de l’environnement. Etrangement, les compositeurs sont très proches, dans leur mode de pensée, de cette manière « chinoise » d’interpréter et d’organiser le flux d’informations venu du monde qui nous entoure.
 
Propos recueillis par Véronique Brindeau


[i] « La Voix du dragon », Musée de la Musique, Paris, du 21 novembre 2000 au 25 février 2001.
[ii] Le plus ancien des classiques chinois, couramment employé dans la divination contemporaine