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Entretien avec Philippe Hurel

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/04/2000

Une nouvelle œuvre du compositeur Philippe Hurel sera donnée à la Cité de la musique le 18 avril prochain. Il s’agit d’une commande de l’Ensemble intercontemporain, pour vibraphone et ensemble, présentée lors d’un atelier, en première partie de soirée, par le compositeur et par David Robertson. Portrait de l’un des compositeurs d’aujourd’hui dont l’Ensemble intercontemporain suit fidèlement le parcours.
 
Quelle sera le titre de l’œuvre que vous achevez actuellement ?
Je n’ai pas encore de titre. Autrefois, j’écrivais des pièces à partir d’idées formelles, et le titre me venait donc très rapidement. Mais depuis à mesure… , une pièce qui a été écrite, comme son nom l’indique, « à mesure », je me laisse un peu plus partir à la dérive, j’étudie les implications des idées en cours de réalisation. Mon travail est plus intuitif maintenant qu’il ne l’était en 90.
 
Moins formel ?
Localement non ; globalement peut-être moins, en effet. J’observe plutôt les « événements », et j’essaie d’en déduire des règles qui ne sont pas préétablies.
 
Vous êtes-vous fixé des contraintes instrumentales ?
J’ai choisi le vibraphone comme instrument principal. Je m’efforce de ne pas utiliser tout un magasin de percussions. En tout cas en ce qui concerne le soliste, car il y a beaucoup de percussions chez les instrumentistes qui l’accompagnent. La plupart du temps, le soliste est au vibraphone ; il dispose aussi d’une « fausse » batterie de sons inharmoniques : gongs thaïlandais, cloches de vaches, etc. En fait, la contrainte principale vient du fait que j’écris avec des micro-intervalles… alors que le vibraphone est tempéré !
 
Avez-vous travaillé en collaboration avec Daniel Ciampolini ?
Nous nous voyons régulièrement, mais pour d’autres choses, pas spécialement pour cette pièce. Pour « faire le bœuf », par exemple ! L’Ensemble intercontemporain a souvent joué mes Miniatures, qui comportent une partie de marimba assez redoutable. Je connais donc bien le comportement instrumental de Daniel. J’ai écrit cette nouvelle pièce en l’imaginant en répétition, très à l’aise physiquement. Je trouve stimulant d’écrire en pensant à quelqu’un.
 
Avez-vous déjà été dans cette situation ?
Oui, surtout pour mon ensemble, Court-circuit. Le rapport intime que nous avons me permet de demander aux musiciens du groupe des parties difficiles, quitte à apporter ensuite d’éventuelles corrections. Avec Daniel, c’est la même chose. Il a tout loisir de faire des commentaires. Mais j’écris d’abord ce que j’ai envie d’entendre, tout en tenant compte des possibilités instrumentales.
 
Est-ce une approche différente de celle que vous avez avec l’électronique ?
A priori, je le pense, bien que je n’aie pas écrit pour électronique depuis 1993. Mais en fait, il n’y a pas de grande différence entre ce que l’on entend à la table et ce que l’on découvre aux répétitions, quand la pièce est bien jouée. La seule déception que j’ai avec la composition, c’est d’être rarement surpris par ce que j’entends à l’exécution d’une nouvelle pièce. Ce qui devait sonner sonne, et inversement.
 
Le fait de « sonner » est une notion importante pour vous ?
Oui. Ce qui ne « sonne » pas me gêne – dans ma musique, du moins ; mais c’est un sujet délicat : localement, il arrive que certains éléments ne sonnent pas mais sonnent dans la continuité. Par exemple, la fin de la deuxième partie de cette nouvelle pièce est instrumentée de façon plutôt rugueuse, dans des tessitures passablement violentes mais l’intérêt de cette section se trouve dans l’évolution du matériau. Ce que je recherche dans la composition, ce n’est pas que ça sonne à tout prix, c’est que le premier niveau de lecture de la pièce soit compréhensible. Sinon, je considère qu’on se moque des gens. Il faut laisser une porte d’entrée à celui qui écoute, des points d’ancrage – ce qui n’empêche pas qu’à l’intérieur de l’œuvre on trouve des agrégats complexes, des parcours plus subtils, ou des polyphonies riches. Dans la musique du XXe siècle, certaines pièces ne se donnent pas à comprendre. Elles sont tellement compliquées qu’on reste finalement à l’extérieur, passif.
 
Est-ce cette façon de considérer l’écoute qui vous a rapproché des « spectraux » ?
Pour moi, cette rencontre a d’abord été un choc sonore. La première fois que j’ai écouté du Grisey, j’ai pris une claque. Je me suis dit : c’est nouveau ; enfin, ça change. Ce que je fais maintenant n’a rien à voir ; je ne pars pas de points de départ ou de présupposés spectraux.
 
Vous avez cependant conservé l’idée de transformation, de processus continu…
Certainement, même si je lutte un peu contre cette tendance en ce moment. Si on ne travaille que sur la transformation, on bloque le discours de la même façon que si l’on travaille sans aucune idée de trajectoire.
 
Qu’est-ce qui vous intéresse en ce moment ?
J’essaie de trouver des relations entre ce qui est à la fois rythmique et harmonique. Or, quand le rythme devient très complexe, l’harmonie doit parfois se simplifier pour laisser la place à la perception. On le voit dans les Etudes pour piano de Ligeti, ou dans son Concerto pour violon, qui est pour moi une pièce fétiche : parfois, cette musique renvoie à du « post-Bartók »  ; mais ce que Ligeti perd d’un côté, il le gagne de l’autre. Quand je regarde mes pièces anciennes, où je voulais tout à la fois, je m’aperçois que les complexités finissent par se nuire mutuellement. Je préfère maintenant observer le caractère dominant d’une section, ce qui m’oblige à abandonner quelques revendications harmoniques. Par contre, à d’autres moments où la perception n’est pas accaparée par la complexité rythmique ou par la virtuosité instrumentale, on aura quelque chose de plus subtil d’un point de vue harmonique. Finalement, c’est une façon d’économiser. Ce que je ne savais pas faire ! D’ailleurs, dans cette pièce, les musiciens auront enfin le temps de tourner les pages, de respirer…
 
Le parcours d’œuvre en œuvre a-t-il une importance  ?
Je ne considère pas qu’on puisse juger un artiste sur une seule œuvre. Une pièce peut être très réussie, très belle, mais ce qui est intéressant c’est de voir comment évolue le projet de son auteur. Et puis, notre attitude est très différente de celle d’un compositeur du XVIIIe siècle. A l’époque, un même type de pièce était répété de nombreuses fois, ce qui donnait une technique hallucinante aux compositeurs. Au XXe siècle, on assiste à une raréfaction : Ravel compose un quatuor à cordes, pas deux. Je me mets à écrire pour les percussions, et dès que je commence à me sentir à l’aise, on me demande une pièce électronique, puis une autre pour grand orchestre, etc. Il est donc naturellement plus difficile de mettre en place le fil conducteur qui relie une œuvre à l’autre.
 
Il vous arrive de dire que vous composez de la fin vers le début. Est-ce une technique de composition ?
Il se trouve que c’est le cas de la majorité de mes pièces. Je laisse tomber certains passages parce que je ne sais pas trop ce qui va se passer, puis j’inclus des éléments au début, en les introduisant de façon « subliminale ». Ce sont des techniques très littéraires, en fait. Les écrivains en jouent beaucoup.
 
Quels sont les écrivains qui vous intéressent ?
Il y en a beaucoup. Je suis très « Thomas Mannien » ! Thomas Mann utilise beaucoup ce principe. Je n’aimais pas Borges, je m’y mets. J’adore Diderot, Perec, Claude Simon, j’aime le Blanchot de L’Espace littéraire, moins le romancier. En fait, je pioche. Et puis, il y a les incontournables, Proust, Joyce, Mallarmé… rien de bien original à les admirer. J’aime beaucoup Henry James, parce qu’il est très objectif, il a une grande retenue dans l’expression et les sentiments. Aujourd’hui, les compositeurs écrivent des requiems, des opéras ; ils ont besoin de s’exprimer… Je trouve ça insupportable ! L’expression, je ne sais pas ce que c’est. Nous sommes là pour créer de beaux objets, pas pour raconter notre vie. Cela me vaut quelques critiques, d’ailleurs. Personnellement, je me sens plutôt Goethéen. Goethe s’est exprimé sur l’objectivité avec une grande clarté, notamment dans ses entretiens avec Schiller.
 
Est-ce une attitude « moderne »  ?
Non. C’est simplement une question de pudeur. J’ai entendu récemment des interviews de Grisey dans lesquelles il revendiquait cela, ce que je ne savais pas. Si sa musique n’est pas exempte de pathos, il la composait de façon assez objective, et ses titres reflètent bien ce parti pris : Partiels, Modulations, Transitoires…  : ce sont des descriptions acoustiques. Il était d’ailleurs mieux compris en Italie, en Allemagne, qu’en France, où il faut de plus en plus alimenter l’œuvre par des discours « sentimentaux ».
 
Le fait d’être aussi programmateur vous amène à écouter, à lire beaucoup d’œuvres. Cela ne nuit-il pas à vos projets artistiques personnels ?
Ce n’est pas à moi d’en juger ! Je trouve que le fait d’écouter des compositeurs jeunes stimule énormément. Et puis, on apprend à se blinder… Autrefois, j’étais davantage marqué directement par ce que je venais d’entendre, comme ce fut le cas par la musique spectrale ; maintenant, quand j’écoute une bonne pièce, il m’en reste quelque chose de plus métaphorique, et surtout l’enthousiasme pour me mettre au travail. Mais dans la totalité des œuvres que l’on écrit, il est certain que tout ne vient pas de nous…
 
Vous parlez souvent de tension et détente pour décrire vos œuvres…
Je me suis aperçu que dans toute œuvre, si je ne retrouve pas ce principe, je m’ennuie. Toute organisation biologique est faite de tension et de détente. Finalement, la vie est une longue interpolation ! A l’époque héroïque, on a voulu supprimer cela et on a souvent abouti à des pièces ennuyeuses.
 
Vous voulez parler de l’époque sérielle à tout crin ?
Oui, mais on est sorti très vite de toute cette avant-garde sèche, aride, et pourtant indispensable. Aujourd’hui, l’époque est un peu en panne du point de vue théorique. Je réécoutais récemment les fils Bach, et je me disais que nous étions actuellement dans une période du même type. Je reçois beaucoup de partitions aux idées hétérogènes, sans parti pris théorique ; de leur côté, les jazzmen reprennent des vieux standards, jouent avec les citations. Pourtant, si le Concerto pour violon de Ligeti est un patchwork de techniques très différentes, il est tout à fait génial parce qu’à travers toutes ces citations, on reconnaît une patte, quelqu’un. Ce qui me ferait dire que, jeune, je me suis trompé en pensant que la cohérence d’une œuvre, c’est la cohérence du matériau. Je ne le pense plus. La cohérence pour moi, ce serait de parvenir à s’emparer de matériaux hétérogènes et de les faire cohabiter grâce à une idée forte qui se situe à un autre niveau et qui ne vaut en général que pour une pièce. Mais, d’une œuvre à l’autre, j’aimerais qu’on reconnaisse l’auteur à travers un projet plus global d’un autre niveau encore ; là se situe peut-être le style.
Propos recueillis par Véronique Brindeau