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Entretien avec Helmut Lachenmann

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/01/2000

Inspirée d’un texte de Léonard de Vinci, l’œuvre d’Helmut Lachenmann « …Zwei Gefühle… », Musik mit Leonardo sera à l’affiche d’un concert-atelier à la Cité de la musique le 27 janvier prochain. Le compositeur tiendra lui-même le rôle du récitant dans ce programme de l’Ensemble intercontemporain dirigé par Peter Eötvös. Portrait d’un compositeur formé par Nono à l’exigence.
 
Helmut Lachenmann, vous participerez en tant que récitant à l’interprétation de votre œuvre « …Zwei Gefühle… », Musik mit Leonardo. Que représente pour vous ce texte de Léonard de Vinci ?
Je connais ce texte, dans la merveilleuse traduction allemande de Kurt Gerstenberg, depuis quarante ans. Il représente la situation de la création, de l’inquiétude de l’homme créatif. Il en donne une sorte de projection sur la nature à travers une évocation des forces des volcans en particulier, analogues à des forces tout aussi incontrôlables à l’intérieur de l’homme. Dans une deuxième partie, il est question d’une promenade sur les rochers dans la mer jusqu’à une grotte, dont l’obscurité nous menace et nous attire en même temps. Elle représente la mort, ce qui dépasse notre expérience sensible. Léonard de Vinci parle là de l’intérieur de l’artiste ; ou de l’homme, tout simplement, qui recherche une forme de liberté dans une civilisation où il lui faut admettre sa non-liberté.
 
Votre recours à la voix est assez exceptionnel…
En fait, je crois que je ne peux pas vraiment écrire de la musique chantée sur un texte. temA, en 1968, pour flûte, voix et violoncelle, employait plutôt un répertoire de modes de souffle, de tout ce qu’on fait avec l’énergie du corps. La voix humaine m’a toujours posé un problème. Il manque nécessairement quelque chose à une musique qui renoncerait à la voix. Chanter suppose une forme de discipline, d’élévation emphatique qui ne se trouve pas au début mais à la fin de mes pièces : la musique cassée et puis regagnée.
Pour moi, la musique est devenu quelque chose de si structurel que j’ai toujours voulu éviter les magies préétablies, standardisées. Si l’on part de cet événement qu’est la nature du son – ce que j’ai appelé la « musique concrète instrumentale » – on obtient des sons dépourvus de cette magie préétablie. Dans un tel contexte, il est difficile pour moi d’intégrer une voix qui chante. Si on chante, on est déjà dans une situation de « magie ». Je retrouve le même problème avec des opéras comme Wozzeck d’Alban Berg (pensez à la berceuse « Eia Popeia », à la prière de Marie, aux chansons enfantines à la fin de l’opéra), ou Von heute auf morgen d’Arnold Schönberg. Il y a là une sorte de maniérisme, peut-être même de caricature. Dans Wozzeck, quand les personnages chantent, ils font des citations indirectes, un peu comme chez Mahler…
Avec Schönberg et Mahler, quelque chose s’est rompu définitivement. La musique a perdu l’innocence de la communication. Bien sûr, on peut déjà trouver ce moment de rupture avec Schubert, d’une autre manière, ou avec Bach. L’histoire de la musique occidentale c’est de casser, de rompre la magie à la faveur d’une emphase qui regarde la structure, l’anatomie de la musique. C’est dans cette tradition que je comprends tout le développement de la musique, y compris la musique structuraliste de l’après deuxième guerre mondiale. Le chant est devenu pour moi, a priori, comme une citation d’un monde encore intact.
 
Pour « Zwei Gefühle… », il ne s’agit d’ailleurs pas de chanteur mais de récitant…
Des compositeurs comme Kagel, ou Schnebel ont bien compris le problème. Mais ils se sont arrêtés à l’aspect surréaliste ou exotique. Au fond, c’est plus facile ! Au moins, on peut être amusé, effrayé, fasciné, mais on reste dans une esthétique passée. Est-ce à dire qu’on ne peut plus rien faire ? Pour moi, la seule solution était de déchiffrer un texte à haute voix. Comme si je tentais de découvrir une inscription illisible sur un mur envahi d’herbes. Avec la même curiosité, la même sensibilité, avec ma mémoire, mon observation acoustique – et pas seulement sémantique. Dans ces conditions, si je compose des notes, j’ai besoin d’un certain temps, d’une certaine mémoire pour sentir une loi, ou la constellation engendrée par ces notes. Je regarde l’anatomie du texte. Le récitant, comme les autres sources sonores, fournit des signaux acoustiques, phonétiques, offrant la possibilité d’une expérience structurelle en même temps qu’une information sémantique. C’est ainsi que je dois lire le texte. Non pas comme quelqu’un dirait : « Je vais sur les rochers », mais comme un appareil, un texte lu. Ma voix, c’est le mur.
Analysant l’aspect phonétique du texte, je peux par exemple retenir tous ces pizzicatti des débuts de mots (un peu comme dans le « starbreim », cette récurrence de consonnes dans la vieille poésie germanique). J’obtiens alors un contexte dans lequel je peux écrire des pizzicati avec la harpe, ou les timbales, je peux alors entendre une structure musicale, et j’ai une proposition sémantique plus ou moins compréhensible.
Je suis convaincu que dans la poésie, il y a une économie très caractéristique de la substance phonétique en relation avec le contenu sémantique. J’ai composé « …zwei Gefühle… » en 1992, tandis que j’écrivais mon opéra, La petite fille aux allumettes. La petite fille est l’archétype de la solitude courageuse dans une société d’indifférence. J’ai choisi ce texte parce qu’il n’y a pas de dialogue. Elle est seule. Ce qu’elle énonce, ce sont donc des exclamations. Elle est un instrument d’énergie. Quand elle se souvient de sa grand-mère, c’est comme Marie dans Wozzeck, qui « raconte » en fa mineur. Maintenant, elle peut chanter. De la même manière il y a aussi dans l’opéra Hansel und Gretel de Humperdinck un « Abendsegen » (bénédiction du soir), lorsque les deux enfants chantent leur prière avant de s’endormir. Dans mon opéra, l’évocation de la grand-mère, c’est mon « Abendsegen » ! Voilà une situation plausible pour le chant.
 
Vous aviez discuté de la voix avec Nono ?
Un peu. Mais mon problème à cette époque était l’organisation des sons en général… Alors que pour moi, les intervalles font partie d’un contexte quasi bruitiste ! D’un autre côté, ce sont des événements déjà administrés par la pratique de notre culture traditionnelle. Si j’entends une quinte, j’entends déjà la 9e de Beethoven. Nono a cependant réussi à en faire de nouveau un événement total, élémentaire, archaïque, non pas innocent, mais purifié. Sa musique vocale est liée aux intervalles, elle est parfois retournée vers le bel canto. C’est un autre chemin, que finalement je n’ai pas pu suivre. Moi je pensais qu’il fallait casser encore plus.
Nono réalisait ses visions d’une magie libérée. Moi, je suis plus analytique, plus schönbergien. J’ai besoin de me souvenir de ce que je quitte. Si je compose un quatuor à cordes, je me vois vis-à-vis de ses connotations. Schönberg a écrit son troisième quatuor en forme de sonate, avec la méthode dodécaphonique. Ainsi, il montre ce qu’il a cassé. A partir de là, deux attitudes sont possibles : ou bien on se lamente sur les beaux bâtiments détruits, ou bien on examine la structure, comme un médecin regarde un cadavre, en y trouvant une nouvelle richesse, et même une nouvelle beauté – et il y a beaucoup à apprendre ainsi. Analyser, attirer l’attention sur ce avec quoi on veut rompre, c’est mon destin. Cela nous offre des expériences inouïes et profondes. Toute ma créativité vient de cette cassure.
C’est un constat difficile ?
C’est un drame ! et une opération chirurgicale en même temps. Si j’écris telle note pour un tam-tam avec telle indication, je sais que le résultat peut être beau, magique, mais c’est de la magie bon marché, facile à réaliser. Il me faut créer un tout un autre contexte pour individualiser ce son de tam-tam. Si je veux parvenir à un chant, je dois trouver un matériel sonore qui me permette d’aboutir à une situation autre. Au fond je n’ai peut-être écrit cet opéra que parce que j’aimerais bien écrire, finalement, des lieder…
C’est en ce sens que la musique électronique, donnant à croire que l’on peut aller directement à autre chose sans cassure, ne vous intéresse pas ?
Parce qu’il n’y a pas de résistance ! J’admire les compositeurs qui travaillent dans les studios de recherche, mais cela nous amène toujours à trouver un nouvel aspect du matériau sonore, une idylle, une sorte de paradis. Ce n’est pas d’être au paradis qui m’intéresse, c’est d’ouvrir des chemins pour des espaces libres. Le medium électronique me semble une prison de luxe ! Les grandes pièces électroniques, pour moi, ce sont Gesang der Jünglige, Kontakte, et les Études de Stockhausen. Mais déjà je n’aime plus Telemusik, qui manifeste trop de confiance dans la magie exotique de l’électronique. Il reste qu’il y a beaucoup à apprendre là-dedans, et tous mes élèves doivent passer par le studio électronique, parce qu’ensuite ils pensent plus exactement le son et le temps. Peut-être irai-je aussi un jour…
 
Est-ce cette idée de chemin non tracé qui vous a fait changer la formule de Wittgenstein « Ce qu’on ne peut pas dire il faut le taire » en : « il faut le travailler », qui rappelle aussi le titre d’une œuvre de Nono : No hay caminos, hay que caminar. (littéralement : Il n’y a pas de chemin, il y a à cheminer.)
Je crois qu’un poète comme Beckett savait cela. Je ne suis pas bouddhiste, mais je m’intéresse beaucoup à Keiji Nishitani, disciple du philosophe japonais Kitaro Nishida (l’ « Ecole de Kyoto »), et je vis avec ses livres. Il dit que si un homme est tout à fait lui-même, alors il se dépasse. Si vous voyez votre limite, en la voyant vous l’avez déjà dépassée. Il y a deux ans, à Donaueschingen j’ai essayé d’en parler en disant : « la musique est morte, enfin ». Il faut chercher une « non-musique » – c’est une utopie – qui, dans le cadre de l’appareil esthétique d’aujourd’hui, des salles de concert, des instruments, évite les catégories musicales pré-données, pour regagner une idée de ce que la musique pourrait être. Je ne vais pas à Donaueschingen ou à l’Ircam pour entendre une « belle musique ». J’y vais pour comprendre ce que le mot « musique » veut dire pour tel compositeur. Parfois je suis déçu, en reconnaissant telle ou telle école. Mais je vois bien que c’est une forme d’utopie : éviter de faire de la musique. Pourtant j’écris une note, puis une deuxième pour en « tuer » la « musique ». Peut-être est-ce chez Derrida que l’on apprend à évoquer une musique en l’effaçant. A chaque pièce nouvelle, vous devez de nouveau épeler le mot « musique ».
Propos recueillis par Véronique Brindeau