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Entretien avec Jean-Dominique Marco, directeur du Festival Musica à Strasbourg

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/09/1999

L’Ensemble intercontemporain sera présent, le 1er octobre prochain, au festival Musica de Strasbourg, dans un programme comprenant la création française de l’œuvre ultime de Gérard Grisey, Quatre Chants pour franchir le Seuil, et Fragments pour un portrait, de Philippe Manoury. Jean-Dominique Marco, directeur de Musica depuis 1989, nous précise les particularités et les ambitions de ce grand rendez-vous de la musique contemporaine.
 
Musica, festival des Musiques d’aujourd’hui : ce sous-titre vous semble-t-il définir le projet de cette manifestation ?
Quand Musica a été créé en 1983, l’objectif était d’ouvrir les frontières de la musique dite « contemporaine », que nous n’entendions pas dans l’acception réductrice d’une espèce de ghetto musical, mais comme un champ d’activités, d’expérimentation et de création : Musiques d’aujourd’hui renvoyait à quelque chose de plus ouvert, de plus large. Il s’agissait bien entendu de confronter les grandes étapes dans l’évolution des écritures et des esthétiques – essentiellement des œuvres des grands chefs de file, déjà inscrites dans le répertoire de la musique de la seconde moitié du XXe siècle – à la jeune création. Mais l’esprit de Musica, c’était aussi la création d’une tribune susceptible de s’intéresser à tout ce qui gravite à la périphérie de la musique contemporaine. Je pense en particulier aux musiques improvisées, à certaines formes de jazz, au théâtre musical, à tout ce qui se crée dans la marge, c’est-à-dire au point de contact entre plusieurs univers.
 
Cette volonté est-elle restée depuis les origines ?
Oui, c’est une des constantes du festival. Il est vrai qu’au début des années 90, j’ai resserré un peu le champ musical parce que j’estimais qu’il était urgent de défendre les écritures, ou la « musique contemporaine stricto sensu » : je pensais qu’il y avait des efforts insuffisants de la part des pouvoirs publics, et surtout un « ramollissement » du discours institutionnel en faveur de la création. Il m’a paru important de rappeler ce qu’était la « colonne vertébrale » de Musica : la défense de la création musicale.
 
Musica est-il un festival thématique ?
Oui, au sens où il s’agit d’une thématique de communication. Un thème génère toujours ses propres limites, et représente davantage un moyen de communiquer largement un projet musical qu’une stricte définition d’un domaine. Par exemple, les espaces imaginaires, en 83 ; la rencontre entre le nord et le sud, avec Kaija Saariaho et le compositeur marocain Ahmed Essyad, en 94. En 95 et 96, nous avons abordé la musique italienne. En 97, la Finlande, à travers un portrait de Magnus Lindberg. L’année dernière nous sommes revenus à la France, en présentant Philippe Manoury, Philippe Hurel et Pascal Dusapin, mais surtout Manoury afin d’observer l’évolution d’un compositeur très « français », l’un des rares à avoir accompagné toute l’évolution technologique de l’Ircam. Il me paraissait en effet intéressant de montrer, à travers l’œuvre d’un compositeur, non seulement son évolution, mais aussi l’évolution des techniques. Cette année, nous nous intéresserons à l’Espagne et l’Amérique du Sud. Les thématiques que je qualifierais de musicologiques me paraissent plus difficiles à communiquer. Je ne tiens pas à choisir un thème comme « la musique spectrale des origines à nos jours », car je pense que cela ne concernera pas beaucoup le grand public. Alors que présentée autrement, la musique de Grisey, Levinas, Dufourt, Murail et d’autres encore passionnera les spectateurs de Musica. Ce qui m’intéresse, c’est de faire du festival une plate-forme de rencontres la plus large possible entre les musiques d’aujourd’hui et le public le plus nombreux. Nous ne voulons pas nous adresser exclusivement à un public de spécialistes, de musicologues ou de musiciens. Nous cherchons plutôt à trouver une thématique qui intègre, dans ce qu’elle évoque, le plaisir, le désir et la fête.
 
C’est ce que vous indiquez en alliant des œuvres de compositeurs espagnols à des musiques plus populaires comme le « cabaret andalou » ?
En effet, j’ai réintroduit depuis l’année dernière des musiques plus « transversales », à la faveur d’un hommage à Hanns Eisler. Nous avions présenté à cette occasion plusieurs spectacles en relation avec le cabaret allemand. Cette année, nous proposerons des musiques traditionnelles espagnoles et sud-américaines.
 
Cet intérêt pour les marges de la musique vous semble-t-il lié à la position géographique du festival ?
Certainement. En 17 ans, le festival a proposé un tiers d’œuvres de compositeurs français, ce qui dénote par déduction un intérêt très important pour les compositeurs issus d’autres pays. Strasbourg est une ville de frontières, et nous sommes profondément attachés à l’aspect international de la culture, de la musique, de l’art en général, aux courants qui traversent aussi bien l’Europe que le monde entier. Strasbourg est à environ 500 km de Milan, Paris, Londres, Berlin. Il est certain que nous avons beaucoup travaillé avec des artistes venus d’Allemagne, puisque ce sont nos voisins. Mais il faut surtout souligner que le Bassin rhénan où nous nous trouvons, cette zone qui va de Cologne à Bâle, a été, historiquement, l’épicentre de la création musicale après-guerre, notamment à travers Donaueschingen et Darmstadt. Cette zone, particulièrement riche en outils musicaux, est restée extraordinairement dynamique dans le domaine de la création musicale : on peut citer les orchestres radiophoniques allemands, l’Orchestre de Baden-Baden, les Ensembles Modern, Recherche, et d’autres encore. Il y a aussi des studios d’enregistrement, des studios de recherche acoustique, bref, une activité « sismique » musicale très importante. Côté français, il y a bien sûr l’ensemble Accroche-notes et Les Percussions de Strasbourg. Si Musica a été implanté à Strasbourg, c’est d’une part en raison de cette effervescence liée à un axe central rhénan, mais aussi du fait d’une activité de création particulièrement importante, avec par exemple l’orchestre de l’ORTF jusqu’en 1974 – sans compter une tradition de pratique amateur très développée et la présence de groupes qui, depuis les années 60 œuvraient activement dans le domaine de la musique contemporaine.
 
Cet ancrage dans l’histoire et cette pratique amateur sont-elles perceptibles dans la composition du public ?
Le public de Musica est relativement homogène. De manière générale, nos spectateurs adhèrent à une manifestation globale, à un « label », plutôt qu’à tel ou tel concert. Le même concert, qui fera le plein à Musica, peut ne réunir que trois à quatre fois moins de public pendant l’année. C’est dire s’il existe une adhésion massive à une manifestation qui à la fois réjouit le public parce qu’elle concerne une musique qu’il aime écouter, mais aussi parce que cette manifestation permet à ce public alsacien, que l’on dit volontiers conservateur, d’affirmer au contraire son goût pour la modernité.
Il est vrai que l’offre culturelle dans le domaine de la conservation du patrimoine, et en particulier celui de l’opéra et des concerts classiques, est très importante, tout comme la demande : l’Orchestre philharmonique de Strasbourg compte plus de 5000 abonnés ! Musica représente une espèce d’îlot de modernité qui conforte notre public dans le sentiment de ne pas être plongé uniquement dans le passé. C’est un public qui va tout aussi bien voir des expositions d’art contemporain, se rend au théâtre National de Strasbourg pour des créations – mais aussi à l’opéra quand il y trouve un programme intéressant et fort, ou dans des concerts d’abonnement. Il me paraît difficile de s’intéresser à la modernité musicale, sans avoir un comportement intellectuel analogue vis-à-vis des arts plastiques, du théâtre ou de la mode. Pour nous, s’intéresser à Musica, c’est adhérer à l’époque dans laquelle nous vivons. Non sans critique, au contraire ! mais c’est un intérêt aussi bien pour la manière dont on construit les villes, ou dont l’architecture modèle notre habitat, qu’une curiosité pour les modes d’expression de la pensée, du théâtre. Plus la pratique musicale d’une région est forte – qu’elle s’inscrive dans la pratique d’un instrument ou dans le seul fait d’être spectateur – plus on a de chances d’intéresser une fraction importante du public de cette région à la création musicale.
Propos recueillis par Véronique Brindeau