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[solo] Jean-Christophe Vervoitte, cor

Entretien Par Bruno Serrou, le 15/04/1999

Jean-Christophe Vervoitte interprétera le 6 mai prochain avec Jens McManama Duo en résonance, une œuvre d’Ivan Fedele pour deux cors et ensemble, sous la direction d’Esa Pekka-Salonen, à la Cité de la musique.

Vous êtes né en 1970, et voilà bientôt six ans que vous êtes membre de l’Ensemble intercontemporain. Comment êtes-vous venu au cor ?
J’ai commencé l’étude du solfège à l’âge de sept ans dans un village de l’Artois. Mon père, mélomane, aimait particulièrement la musique de Wagner. J’ai certainement été influencé dans mon choix par l’omniprésence du cor dans l’œuvre de ce compositeur… le thème du Walhalla accompagnant Wotan! Mais j’aimais aussi beaucoup la contrebasse du scherzo de la Cinquième de Beethoven…

Comme beaucoup d’instrumentistes à vent, vous êtes originaire du nord de la France…
Il existe en effet une ancienne tradition de musiciens de l’Est et du Nord, issus des très nombreuses harmonies municipales. A cette époque de ma vie, jouer de la musique consistait effectivement à sillonner les routes d’un village en marchant au pas derrière la bannière de la fanfare, le curé de la paroisse et ses trois enfants de chœur ! Au-delà de l’anecdote et du pittoresque de la situation, il faut dire que ces manifestations constituaient une réelle nécessité sociale et ces musiciens sortis de leurs fermes avaient, j’en suis convaincu, le sentiment d’atteindre au mystère de la musique.

Le cor a inspiré quantité de compositeurs pour ses caractéristiques de timbre, qui le situent entre bois et cuivres…
Georges Barboteu, mon professeur au Conservatoire, n’a cessé de nous inculquer ce qui était pour lui un postulat, et que nous devions donc partager : « Le cor est un instrument pastoral et romantique. » Cette assimilation stylistique d’un instrument à une époque (il parlait bien entendu du répertoire post-romantique) m’a profondé­ment marqué comme l’indispensable clé de compréhension de l’évolution du langage musical dans son extraordinaire diversité. Dans le style classique viennois, le cor avait un rôle de définition harmonique. Les styles romantique et post-romantique ont offert à l’instrument une fonction mélodique que Wagner et Richard Strauss développeront jusqu’aux limites de la résistance physique. Entre ces deux époques, l’instrument, s’il porte le nom de cor, n’est techniquement pas le même, mais répond aux exigences du style en vigueur. Franz Schubert est ainsi le premier à noter un triple ou quadruple forte dans ses œuvres symphoniques. Cette dynamique extrême n’a pas chez lui le même sens que chez Richard Strauss. L’un exprime la violence du geste dramatique, l’autre l’utilise comme une marque de plénitude. Les instruments sont le reflet de l’époque dans laquelle ils évoluent.

Jouez-vous parfois du cor naturel ?
Cela m’est arrivé. Les instruments anciens possèdent une transparence de timbre nécessaire à la clarté de contrepoints souvent très chargés à l’époque baroque. Aujourd’hui, nos instruments ne sont plus seulement la partie d’un tout. Ils peuvent s’exprimer de façon autonome et je dirais qu’ils contiennent en eux-mêmes, à l’image du piano de Liszt, l’orchestre entier.

Etes-vous satisfait de la facture du cor moderne ou pensez-vous que l’instrument soit encore perfectible ?
Si l’on excepte le traitement électroacous­tique ou la synthèse informatique des sons de certains instruments, on peut dire que le XXe siècle utilise tout ou partie des instruments en usage au siècle précédent. Ce qui m’intéresse n’est pas l’instrument en tant que tel, mais en tant qu’expression possible d’un langage. La ligne qui relie l’interprète à ce point d’attache d’un « absolu de la perfection » qu’il envisage n’est heureusement pas droite ! Cette ligne fictive, en contournant les écueils de la personnalité, acquiert une sinuosité particulière qui n’appartient qu’à un individu unique. C’est cette ligne qui constitue pour moi la condition sine qua non de l’intérêt du public pour l’artiste, et je ne considère l’instrument qu’au travers du style défini par l’interprète.
Vous avez travaillé avec des orchestres symphoniques, notamment à l’Orchestre National de France, ainsi qu’à l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, où vous avez été cor solo. Comment un musicien se fond-il à l’intérieur d’un ensemble ?
Je compare souvent la condition de musicien d’orchestre à celle d’un typographe qui aligne des caractères pour composer un texte. Il participe à la diffusion d’une œuvre, mais il n’en perçoit souvent qu’un aspect microcosmique. Nous connaissons peu les grands rouages des œuvres que nous interprétons, par rapport à la tâche qui nous incombe. Le chef d’orchestre a vocation de guider les musiciens dans une acception unique de la pièce et doit être le catalyseur des potentialités qui l’entourent.

Vous avez donné votre premier concert avec l’Intercontemporain à New York en 1993. Qu’est-ce qui vous a attiré à l’Ensemble ?
Ce qui m’a poussé à rejoindre l’Ensemble est négligeable au regard de ce que j’y ai découvert et des raisons qui me portent à y rester. Tout d’abord, l’extraordinaire profusion des modes d’expression et de langage qui jalonnent le XXe siècle est réellement le ferment de l’esprit critique qui habite chacun des membres de l’Ensemble et permet d’éprouver le sentiment de vivre une aventure unique, en relation avec le public. J’insiste sur cette relation parce qu’elle ne peut plus être ce qu’elle était au siècle dernier. L’art du XXe siècle, dans sa rupture, s’adresse à l’individu. Etre membre de l’Ensemble intercontemporain, c’est aller au-devant d’un public nouveau, le convaincre que l’essentiel est de vivre une aventure commune et non de juger si tel ou tel artiste entrera au Panthéon des grands compositeurs – pour cela, il ne nous revient pas de nous prononcer.

Vous allez interpréter avec Jens McManama Duo en résonance, qu’Ivan Fedele a composé en 1991. Avez-vous déjà eu l’occasion de travailler cette pièce ?
Cette pièce est pour moi une œuvre fétiche. Je l’ai jouée en compagnie de Jens McManama sous la direction de Pierre Boulez, à la Scala de Milan en 1994. J’en garde un souvenir émerveillé et le sentiment que certaines œuvres peuvent marquer votre existence d’une pierre blanche, d’une part pour ce qu’elles sont à vos yeux mais aussi parce qu’elles donnent un sens particulier au moment où vous les rencontrez. Duo en résonance est fondé sur des structures d’échos se renouvelant sans cesse et insufflant à la pièce une mobilité quasi permanente. Fedele a une vision très plastique de la matière sonore. Nous interpréterons l’œuvre sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, que j’apprécie beaucoup. Il est à mes yeux l’archétype du chef moderne qui a su reformer les structures au sein desquelles il évolue pour les adapter à son auditoire. Cette collaboration est pour nous un grand plaisir.

Propos recueillis par Véronique Brindeau et Bruno Serrou le 2 décembre 1998