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Entretien avec Richard Rijnvos

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/04/1999

Block Beuys – Raum 4 bis 7, commande de l’Ensemble intercontemporain au jeune composi­teur hollandais Richard Rijnvos, se réfère à un ensemble de salles du Musée d’État de Hesse à Darmstadt, consacrées au plasticien Joseph Beuys. Création le 17 juin prochain, sous la direction de David Robertson, dans la Grande salle de la Cité de la musique.
 
Dans quelles circonstances avez-vous décidé de composer cette série d’œuvres intitulées Black Beuys ?
J’avais été invité à présenter mes travaux à l’Académie d’Été de Darmstadt en 1990. Cette académie représente une longue tradition, depuis Stockhausen, et j’en attendais une atmosphère bouillonnante, des débats d’idées entre compo­siteurs… Mais j’ai été finalement plutôt déçu par ce qui se disait et, un après­-midi, j’ai préféré aller au Musée d’Etat de Hesse. J’y ai découvert le « Block Beuys », un ensemble de sept salles consacrées à une collection permanente d’œuvres de Joseph Beuys. C’était la première fois que j’entrais en contact avec l’œuvre de cet artiste. J’étais complètement abasourdi. Lorsque, en 1995, j’ai reçu une commande de l’Ensemble Modern, mon projet a été de décrire mon cheminement à travers ces salles, comme un « hommage » à Beuys. Comme je ne disposais que de vingt minutes, j’ai décidé de me limiter d’abord à une salle, la deuxième, et j’ai composé Block Beuys – Raum 2.
 
Comment procédez-vous pour donner une image de ces salles ? Sur quels éléments votre « traduction » se fonde-t-elle ?
Pour un compositeur, créer un équivalent musical d’une sculpture est un non­-sens. La troisième salle contient une chaise avec de la graisse : il n’y a bien sûr aucun moyen d’écrire une musique qui sonne comme cette chaise, ou comme une pompe de bicyclette ! J’ai donc essayé d’établir d’autres types d’équiva­lences, par exemple entre la durée des pièces et les dimensions des salles. Ainsi Raum 1, écrite pour l’Ensemble Ives (sans chef), est la plus longue du cycle (25 minutes), la première salle étant la plus vaste. Elle ne contient que cinq objets, et les murs, le plafond, le plancher y sont omniprésents. J’ai donc figuré la salle par le « continuum » fixe d’une bande magnétique, tandis qu’un groupe de onze musiciens, qui représente les objets, colore ce continuum. A l’image de la perspective qui change tandis que l’on se déplace dans la salle, les musiciens ont une certaine liberté pour déterminer le moment où ils jouent. La salle 2 est totalement différente : moins grande, avec des objets très imposants, et relativement peu d’espace pour circuler. Elle est traduite par le continuum d’un orgue positif, variable – tandis que les objets cette fois sont fixes, représentés par un ensemble de vingt et un musiciens dirigés par un chef. Le continuum apparaît en retrait, en référence à la vision limitée de la salle due au caractère imposant des objets exposés – qui ont, au contraire, une grande variété de dynamiques.
 
Avez-vous adopté ce même principe dans l’ensemble constitué des pièces 4 à 7 que vous composez actuellement pour l’Ensemble intercontemporain ?
J’ai laissé de côté provisoirement la pièce 3, et j’ai choisi de regrouper les salles 4 à 7, qui ont en commun de contenir des vitrines, pour le dernier mouvement du cycle. J’ai également décidé d’ajouter au continuum de la salle, représenté par deux percussionnistes, un deuxième continuum figurant les vingt-quatre vitrines, décrites par leur position. C’est une sorte de « polyphonie statique » qui se densifie progressive­ment, en même temps que le tempo s’accélère. Quand la pre­mière vitrine apparaît, il y a seulement une ligne jouée par les musiciens de l’Ensemble, puis deux avec la deuxième vitrine, jusqu’à atteindre vingt-quatre lignes, ayant chacune un ryth­me et une hauteur différents. Les objets contenus dans les vitrines sont aussi dépeints par les membres de l’Ensemble. Chacun représente un nombre différent d’objets. Le musicien est libre, à l’intérieur d’une certaine marge, pour choisir le moment où il « dépeint » un objet. La « mobilité » de la musique qui en résulte traduit la diversité des angles de vue sous lesquels ils apparaissent.
 
Cette diversité de vision d’un objet semble vous avoir déjà intéressé dans des œuvres précédentes : je pense à Palomar, dont le titre évoque un personnage de l’écrivain Italo Calvino, qui se fixe pour objectif d’observer le monde et d’en rendre compte.
Calvino est un de mes auteurs préférés. Le personnage de Palomar tente en effet de saisir la complexité du monde qui l’entoure – et bien sûr, il échoue. Par exemple, il observe une vague, sur une plage, mais le modèle qu’il croit avoir inven­té pour la décrire se révèle impropre à en épuiser la richesse.
En tant que compositeur, saisir cette complexité du monde qui m’entoure m’intéresse, tout en sachant que je n’en serai jamais capable. De la même façon, ce qui m’a peut-être le plus impressionné dans les Block Beuys, c’est la complexité des salles : il faudrait une mémoire quasi photographique pour se souvenir de tout ! J’y suis allé six fois, et à chaque fois j’ai fait de nouvelles découvertes. C’est un lieu inépuisable.
J’ai été influencé par plusieurs compositeurs, mais de manière déter­minante par Cage et Feldman. Pour moi, ce que Cage a signifié pour l’histoire de la musique, à savoir la libération du son, Joseph Beuys l’a vraiment été pour les arts visuels – comme Duchamp, qui a d’ailleurs été lié à Cage.
 
Vous utilisez cependant des instruments très traditionnels, et non des « objets musicaux trouvés »…
Comment utiliser des objets trouvés en musique ? En les enregistrant, en les insérant ? Cela s’est fait, mais l’idéal de ma musique s’ancre dans des éléments non musicaux. Si vous demandez à quelqu’un dans la rue ce que fait un compositeur, il vous dira : un compositeur est assis à son bureau, ou à son piano, et il essaie de traduire sur le papier une mélodie qu’il a en tête. Ce n’est pas mon cas. Je n’ai pas de telles images musicales en tête, ma tête est vide. J’aime utiliser des carrés magiques pour composer, parce que ce sont des organisations préfa­briquées de nombres, qui contiennent une sorte de loi, et que j’aime ou non cette loi, elle contient sa propre justification. La plupart des compositeurs, comme Stockhausen, sont obsédés par l’idée de contrôle. Moi, non. Ce qui m’intéresse, c’est de poser un certain nombre de règles, que quelque chose en sorte, et que cela me surprenne. C’est ce que j’ai appris de Cage.
 
Ce degré de liberté implique-t-il des interprétations toujours différentes ?
Aujourd’hui, on est tellement attaché à la musique que la plupart des gens ne supportent pas de telles différences. Personnellement, je trou­ve une telle attitude dépassée. Je pense que nous devons être libres, et nous habituer à l’idée qu’une œuvre peut être différente à chaque fois qu’on la joue. Avec Schoenberg, on peut dire que la « rampe» de la tonalité a été perdue. Avec Cage, c’est une autre « rampe » qui a été perdue : les interprétations sont différentes à chaque fois, l’auditeur doit être actif. Une pièce « mobile » maintient l’audi­teur éveillé. Cage n’est évidemment pas le seul à avoir utilisé ces principes : Pierre Boulez aussi, dans Eclat, ou la Troisième Sonate. Ils se sont d’ailleurs rencontrés à ce moment crucial où ils s’intéressaient tous deux à une telle « mobilité ». Pour moi, l’avenir de la musique est l’indétermination, et l’une des tâches des compositeurs est d’accou­tumer l’auditeur à l’indéterminé.
 
Propos recueillis par Véronique Brindeau le 12 décembre 1998