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Entretien avec Gérard Mortier, directeur artistique du Festival de Salzbourg

Entretien Par Bastien Gallet, le 15/04/1999

L’Ensemble intercontemporain sera présent au Festival de Salzbourg les 30 et 31 juillet prochains, dans deux programmes consacrés à Pierre Boulez – comprenant la dernière version en date de Répons – et à Elliott Carter. Gérard Mortier, directeur artis­tique du Festival, nous livre quelques-unes de ses convictions.
 
Cet été, on pourra entendre à Salzbourg trois opéras du XVIIIe, trois opé­ras du XIXe et trois opéras du XXe siècle : un équilibre presque parfait. Chaque année, vous déclinez autour d’un thème des inspirations qui rapprochent les compositeurs de toutes les époques. Dans quel esprit concevez-vous la programmation d’un festival comme celui de Salzbourg et que désirez-vous communiquer à ses spectateurs?
Je ne suis pas un artiste mais un « communicateur », et quand je pro­duis du théâtre, ou de l’opéra, je cherche toujours à raconter quelque chose. Chaque festival doit être un certain conte de fées, au vrai sens du mot : non pas quelque chose de fugitif ou d’illusoire, mais quelque chose qui contienne les merveilles et aussi les angoisses qui sont en nous, et qu’il s’agit de faire sortir. Je suis convaincu que l’artiste est engagé dans la société, et je veux que chaque manifestation témoigne de cet engagement. L’artiste, par son œuvre, réagit dans le contexte de la culture dans laquelle il vit : il l’approuve ou la conteste. Chaque festival raconte une histoire ; il y a toujours les mêmes thèmes. On y parle de l’amour, de la mort, du pouvoir, mais à chaque fois d’une manière différente. Par là, je m’efforce de faire sentir aux gens un cer­tain engagement dans la société. Chaque festival doit être une prise de position.
Il y a une grande différence entre un festival et la vie culturelle quo­tidienne d’une cité. Tout y est plus concentré. Un festival est un extrait, un moment : une essence, qui nous permet de dire à la fois la permanence des questions que se pose la civilisation, et la diversité des réponses des artistes, à toutes les époques. Je n’aime pas les anniversaires. Les grands festivals ne doivent pas être comme ces grands cimetières où l’on dépose chaque année un pot de fleurs sur une autre tombe. Cette année, c’est l’anniversaire de Goethe, mais ce n’est pas Goethe qui m’intéresse : c’est Faust, et c’est Don Juan. Je voulais réfléchir, à l’occasion de ce millénaire qui intéresse tant l’Occident, aux grandes mytholo­gies que l’homme moderne a inventées, et à ce pourquoi il les a inventées.
 
Un spectacle me paraît particulièrement emblématique de votre démarche : F@ust Version 3.0, une performance théâtrale de La Fura dels Baus, un collectif espagnol qui mettra également en scène La Damnation de Faust de Berlioz. On y décrit, avec les techniques les plus récentes, un Faust aux prises avec le monde cybernétique, littéralement englué dans les réseaux virtuels. Pensez-vous que ce soit un exemple dont les mises en scène de théâtre et d’opéra devraient s’inspirer ?
Quatre-vingts pour cent de la production des maisons d’opéra, qu’il s’agis­se de leur répertoire comme de leurs choix esthétiques, appartient enco­re au XIXe siècle – ce qui, pour moi, est loin d’être un éloge. Si j’avais à choisir, je ne garderais que très peu de pièces du XIXe siècle, alors qu’il y a beaucoup d’opéras du XXe siècle que je voudrais sauvegarder pour les générations futures. Depuis dix ans, les techniques ont connu une énorme évolution. Une gran­de partie de la population est fascinée par la cybernétique. Tous les enfants y jouent avant même de savoir écrire, et cela n’apparaît jamais sur les scènes d’Opéra. Quand la jeune génération vient à l’Opéra, elle entre dans une machine à remonter le temps et se croit tout simplement téléportée dans un siècle passé. Il est essentiel que le théâtre ne soit pas en retard sur son temps.
Faust est au départ un spectacle de marionnettes : l’histoire de l’homme savant à la recherche de nouvelles lois qui, afin de connaître l’ultime vérité, vend son âme au diable. Ce n’est pas nouveau, Adam et Eve l’ont fait avant lui. Alors comment pourrait-on jouer cette magnifique interprétation de Berlioz sur le superbe texte de Gérard de Nerval dans des décors de carton­-pâte ? On a besoin des éléments de la nature comme le feu, les minéraux, et d’un monde virtuel. Il s’agit de montrer une technologie dont Faust est à la recherche quand la pièce commence.
 
Comment pensez-vous qu’évoluera l’opéra, à la fois comme institution et comme genre, dans les années à venir ?
Je crois qu’il y aura, dans le futur, quelques grandes institutions qui seront comme les grands musées classiques de peinture – le Metropolitan Opera de New York, la Scala de Milan, etc. Il serait important qu’il y ait, à côté, l’équivalent de nos musées d’art moderne. On pourrait y voir les opéras du XXe siècle et ceux du siècle prochain. Mais ces musées restent à construire. Répons est par exemple une des grandes œuvres des dernières décades du siècle, pour laquelle on doit toujours chercher un lieu d’exécution, tout simplement parce qu’on n’a pas encore construit la salle qui lui convien­drait. On continue de construire des salles de spectacle du XIXe, et si l’on veut faire le bilan de ce siècle, il faudra bien reconnaître qu’on est allé sur la lune mais qu’on n’a pas eu l’idée de construire une salle adaptée à notre musique. Pierre Boulez et moi avions un rêve en commun : une salle modulable qui devait être celle de l’Opéra Bastille. Je pense que s’il y avait quelque chose à réaliser dans un futur proche, ce serait de créer cette salle. Il en existe une version à la Cité de la Musique, mais ce n’est qu’un premier pas. Il faudrait aller beaucoup plus loin. Il est dans mes pro­jets d’y travailler quand je quitterai Salzbourg.
On fait actuellement subir à l’opéra deux grandes erreurs : la bana­lisation des chefs-d’œuvre et le trop grand respect qu’on leur porte. Pourquoi ne ferait-on pas un Don Giovanni réduit à deux heures sur une scène entièrement virtuelle ? Quand Michael Gielen interrompt la Neuvième Symphonie de Beethoven entre deux mouvements pour jouer une œuvre de Schoenberg, c’est absolument valable. On dit que la musique de Mozart est intemporelle, mais on veut que les cos­tumes soient d’époque : c’est une contradiction permanente. Je pense que les jeunes compositeurs vont de plus en plus chercher à collaborer avec les artistes vidéo. De nombreuses œuvres se créent qui suivent cette voie. Il est essentiel pour l’avenir de l’opéra que l’image et la musique apprennent à se fondre l’une dans l’autre, que l’un ne soit pas l’illustration de l’autre.
 
La création contemporaine tient une part importante, presque essentielle, dans votre programmation. On entendra cet été des créations de Philip Glass, Luciano Berio, Georg Friedrich Haas, Helmut Oehring et bien d’autres encore. Quels sont les critères qui comman­dent vos choix ? Un directeur artistique doit-il précéder, orienter ou confirmer les évolutions musicales ?
Les trois ensemble. En tant que directeur artistique, j’ai d’abord un devoir de documentation. Ensuite, je laisse jouer mes intuitions. C’est ce que je réponds aux jeunes quand ils me posent ces questions : « Vous sentez bien pour quelles raisons vous préférez ce chanteur de rap à cet autre. » Il y a des créations que j’adore, qui ne sont pas forcément les meilleures, et d’autres que je n’aime pas, et qui ne sont pas forcément les pires.
On parle toujours de soutenir la création contemporaine. Elle n’a en vérité aucun besoin de soutien. Elle se fera, quand bien même notre civilisation s’y opposerait. Malheureusement, on va souvent voir la création comme on va au zoo : on visite quelques drôles de personnages, quelques étranges bêtes. J’attaque et je critique cette civilisation qui transforme ainsi la musique en consomma­tion. Ce n’est plus « Je pense donc je suis » mais « J’achète donc j’existe ». Toutefois, si on programme la création avec une certai­ne conséquence, comme Pierre Boulez a pu le faire à Paris, l’inté­rêt qu’on y trouve est immense. Un des programmes du festival s’intitule Zeitfluss, littéralement le « cours du temps ». C’est le travail d’une association de jeunes gens indépendants à qui l’on offre les moyens financiers nécessaires. Les œuvres que l’on y pro­duit ne sont pas nécessairement des chefs-d’œuvre, mais elles créent la possibilité de nouvelles inventions et de nouvelles démarches. Ce sont eux qui précèdent. Avec Philip Glass en 1999 et Wolfgang Rihm en 2000, j’informe. Avec les créations des opéras que j’ai commandés à Luciano Berio (Cronaca dei luogo), Kaija Saariaho (L’Amour de loin) sur un livret d’Amin Maalouf et Matthias Pintscher (Héliogabale), j’espère orienter.
 
Propos recueillis le 22 janvier 1999 par Bastien Gallet.