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Entretien avec François Raffinot

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/01/1999

En février prochain, la cité de la musique accueille Rift, une chorégraphie de François Raffinot sur les Six miniatures en trompe-l’œil de Philippe Hurel et le Concerto pour violon de Ligeti. Du baroque au contemporain, l’itinéraire singu­lier d’un chorégraphe à la recherche de l’inouï.
 
La musique, et spécialement la musique interprétée en direct, est au cœur de votre travail, dès vos premières réalisations. On est tenté de vous demander ce qui est premier pour vous, de la musique ou du mouvement, et comment s’opère ce passage de la matérialité du son à la matérialité du corps…
Ce qui est premier pour moi, c’est une recherche de l’in­ouï. Il y a eu une époque où les musiques baroques n’étaient plus écoutées ; il a fallu les retrouver, de même que les danses baroques. Ce rapport à l’inouï est évidem­ment radical dans la musique contemporaine. Mais il est aussi important dans les danses que je compose. La recherche s’appuie toujours sur des ruptures, sur ce qu’on attend de ces ruptures en représentation, sur ce qu’elles apportent par rapport au sens qu’elles véhiculent. C’est une remise en question permanente, de la même façon que les compositeurs remettent en question leurs œuvres, l’impact de la musique sur les spectateurs, et la relation avec l’écriture. Je suis dans le même ques­tionnement depuis toutes mes recherches sur les danses anciennes.
 
On peut être surpris d’un éclectisme apparent de vos références : Campra, Heiner Goebbels, Ligeti, les Rolling Stones… Vous semblez fasciné à la fois par ce qui est porteur d’abstraction et par tout ce qui fait craquer le formalisme et déborde la forme que vous tentez de donner.
Il y a un effet de révélateur entre les œuvres. A travers ces confrontations, on cherche à dire quelque chose de la vie, de ce qu’on côtoie tous les jours, et la manière dont cette vie-là devient un moment tout à fait particulier, inouï. Le formalisme a quelque chose de détaché, de désincarné, pourrait-on dire. Or dès qu’on travaille sur le corps, se repose la question de l’incarnation, de la dépense, c’est-à-dire aussi du théâtre, de l’empreinte, de tout ce qui fait, au fond, qu’une forme se crée.
 
Vous exprimez souvent très clairement les analogies formelles, les correspondances géométriques avec la musique ou le décor, comme dans Adieu (sur une musique de Dusapin) ou Sin arrimo con arrimo (qui joue aussi du contraste entre les musiques de Dusapin et de Andriessen). En même temps, cette inscription phy­sique de l’appui (le sens même d’arrimo) est très présente, comme on le voit dans vos notations et croquis.
Le premier formalisme, c’est la symétrie, et la symétrie est liée à la gravité. Il y a là une espèce de fatalité : nous tenons sur nos jambes par cette gravité et par cette symé­trie. Tout le rapport au formalisme est aussi très anthropomorphe, et je ne peux pas établir de séparation. Si on part du corps, on en arrive nécessairement à de l’archi­tecture et à un certain formalisme, parce qu’il faut que l’ensemble tienne debout. Quand on élabore la structure d’une pièce, on est confronté à ce type de choix : quel équilibre donner à la pièce, à sa lecture – ce qui n’est pas toujours la même chose… – mais aussi quel déséquilibre on veut y introduire. Je m’achemine peut-être de plus en plus vers une sorte de « trouble de l’équilibre » qui rend mieux compte de ma sen­sibilité première et de la constitution de mon imaginaire. Mais en ce qui me concer­ne, travailler sur le déséquilibre ou sur la folie, c’est encore travailler sur la raison. Ma vision de la vie est une sorte de dialectique entre une structure, qui est celle de notre squelette, et ces muscles qui ont besoin de sang pour se ressourcer et pour se dépen­ser. Le squelette persiste après la mort, alors que les muscles disparaissent. Cette dia­lectique guide tout de ce qu’on peut essayer de représenter au théâtre, en littérature et au cinéma.
Plus j’avance, plus mon travail s’ancre dans ma relation au corps. Alors que j’étais parti d’une vision beaucoup plus hédoniste, j’ai fait peu à peu la découverte de cet archipel qu’est le corps, et compris que toutes ces sensations liées à notre position – verticale, couchée, etc. – convergent elles-mêmes vers des phénomènes esthétiques, tandis que je voyais plutôt les choses dans l’autre sens au départ.
 
On a souvent parlé à votre propos de « ruptures » (le pas­sage du baroque au contemporain, par exemple), le titre de Rift renvoie d’ailleurs à une faille géographique…
Il y a quelque chose de très significatif dans l’étude du mime : quand on travaille sur le mouvement continu, on demande d’imaginer une espèce de fractionnement extrê­mement serré et dense du temps et du parcours – au lieu de l’imaginer comme une note tenue, on l’envisage comme des quadruple croches très accélérées. Inversement, quand on travaille des moments très segmentés, on vous demande de les penser en continu. C’est ce double imaginaire qui permet de considérer nos vies comme une suite de ruptures, tout en s’inscrivant dans une espèce de continuité qui fonde notre identité et qui fait que nos vies ont un sens.
 
Pouvez-vous nous parler plus précisément de Rift ?
Rift est divisé en douze sections. J’avais envie de retravailler sur la notion de cycle, ce qui explique pourquoi dans le spectacle il n’y a ni début ni fin : lorsque le public entre, il trouve l’action en marche, il n’y a pas de noir, et à la fin les saluts s’enchaînent, ce qui est aussi une autre façon de concevoir le cycle comme une entité non close. Il ne s’agit pas là avant tout d’un parti pris intellectuel : c’est une ques­tion de sensation, de désir d’émousser les frontières, les ruptures, de participer à un moment et pas seulement à une section. J’avais d’abord souhaité confronter les deux versions des Six minia­tures en trompe-l’œil de Hurel. En pratique, cela s’est révélé très difficile. Pour adjoindre d’autres moments musicaux à ceux de Philippe Hurel, j’ai donc essayé de me diriger vers des compositeurs qui avaient plus travaillé sur le rythme, le jazz, comme lui. Je suis tombé sur le Concerto pour violon de Ligeti, une de ses œuvres les plus récentes, qui est pétrie de références rythmiques, ethniques, historiques. J’avais envie de confronter les deux œuvres car pour moi il y a entre elles un esprit ludique qui permet à l’une de rebondir sur l’autre et inversement. Et puis, il y aura une première ouverture avec le Poème symphonique pour 100 métronomes, qui commence à l’extérieur avant qu’on n’ouvre les portes, puis une seconde ouver­ture avec les danseurs sur scène, pendant que le public s’installe, lit le programme, échange de libres propos, dans une espèce de bon voisinage, en sorte que les mouvements sur le plateau soient presque « luxueux », au sens où ils seraient donnés en pure perte. J’ai l’im­pression que c’est le même esprit ludique et jouissif, sans aucune limite au plaisir. Je pense à ces deux compositeurs comme à deux musiciens assez libres.
 
Quelle est la part de cette liberté dans vos chorégraphies récentes?
Mon évolution chorégraphique se repère par rapport à ce degré de liberté. Plus on veut arriver en toute liberté d’esprit et de corps, plus on se trouve confronté à des contraintes. Organiser la liberté dans un groupe est extrêmement contraignant. Je ne suis pas comme un compositeur devant ma feuille, mais plutôt comme un chef d’or­chestre, qui doit veiller à ce que chacun se sente écouté, concerné, tout en apportant sa part de créativité, de plaisir et aussi de recul. Cela suppose des allers et retours incessants entre l’interprétation et l’écriture. C’est un travail beaucoup plus proche de celui des jazzmen qui écrivent, comme Steve Lacy. Ce qui m’oriente et m’enthousiasme de plus en plus, c’est l’art qu’ont certaines personnes de faire passer ce ton de liberté, ces actes extrê­mement libres, et qu’ils soient lus correctement. Parce que la liberté et l’hermétisme font très bon ménage – et le narcissisme aussi – et qu’il faut trouver l’équilibre qui permet à la liberté individuelle de ne pas nuire à celle des autres. C’est théorique­ment facile à comprendre, mais très délicat à réaliser pratiquement. Quand je parle de liberté, il s’agit de liberté au sens large, c’est-à-dire la liberté des spectateurs aussi – on ne peut pas proposer des choses libres sur le plateau sans inclure la liberté du spectateur. Tout ce va-et-vient est extrêmement complexe à organiser et extrême­ment contraignant : c’est le paradoxe.
 
La présence sur scène d’un musicien dans Remix (le pianiste interprétant certaines Etudes de Ligeti) a-t-elle a changé quelque chose?
Bien sûr : ce n’était plus un duo, mais un trio ! C’est fondamental. La présence d’un musicien sur scène donne au spectacle une toute autre envergure. On ne reste pas collé à ce débordement de dépense d’énergie. On peut passer d’un éclatement extrême à une concentration. Le caractère à la fois pluridisciplinaire et interculturel est également fondamental. On ne peut pas rêver plus différents qu’un danseur et un peintre, par exemple. Pourtant ils sont en quête des mêmes choses, tout en ayant une pratique totalement différente. J’avais déjà eu l’occasion de travailler avec des interprètes dans le domaine de la musique baroque ; mais, à part certains, je les sentais un peu éloignés de mes préoccupations car lorsque je travaillais sur le baroque, j’avais en vue que tout cela était… de la musique contemporaine, ce qui n’était pas forcément le cas pour tout le monde.
 
Propos recueillis par Véronique Brindeau le 8 octobre 1998