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Poésie – centre et absence – musique, entretien avec Pierre Boulez

Entretien Par Omer Corlaix, le 15/09/1998

Avec trois concerts à la cité de la musique et un atelier au Musée d’Orsay, l’ouverture de la saison 98-99 fait une large place à Pierre Boulez, dont l’œuvre fut très tôt marquée par la poésie – et particulièrement celle de Char, de Michaux, de Mallarmé et de Cummings. Il nous fait partager ici quelques-unes de ces rencontres essentielles et fertiles.
 
Vous avez abordé le lien entre poésie et musique dans une conférence importante que vous avez donnée en 1962 à Donaueschingen, intitulée Poésie – centre et absence – musique. Pourriez-vous nous en remémorer le contexte ?
À l’époque j’avais composé un certain nombre d’œuvres vocales d’abord les trois œuvres sur des poèmes de René Char (Soleil des eaux, Visage Nuptial et Le Marteau sans maître), puis le cycle sur des poèmes de Mallarmé (Pli selon Pli), et une œuvre sur un poème de Michaux (Poésie pour pouvoir) qui n’est pas réussie et qu’il faudra que je reprenne un jour. Puis, en 1970, j’ai composé présentement ma dernière œuvre vocale, sur un poème de l’américain E. E. Cummings : Cummings ist der Dichter. Mais j’aimerais aujourd’hui mettre en musique Paul Celan. Comme vous pouvez le constater, on a affaire à des poètes très différents du point de vue de la langue.
 
Dans une œuvre comme Cummings ist der Dichter, la langue n’était pas la seule contrainte…
Oui, pour le poème de E. E. Cummings, la langue offrait une autre difficulté, celle de la représentation du poème sur le papier. Dans cette poésie, je m’étais surtout intéressé au décorticage du langage et à sa déstructuration typographique, alors que cela n’intervient pratiquement pas dans la poésie de Mallarmé.
 
Pourriez-vous nous explique, le formalisme poétique d’un Mallarmé ?
Plus il approfondit son écriture, plus il pense être clair… et plus il est obscur. Mallarmé le reconnaît lui-même dans une lettre à Théodore Aubanel, qui saisissait mal le sens de Don du poème. Mallarmé lui donne raison et modifie le poème « Je te renvoie mon poème, plus clair, je crois »). Mais Aubanel n’est pas plus satisfait de cette seconde version qui contient, selon lui, des « obscurités ». D’une certaine manière, plus on est évident, plus on est obscur. Cette remarque peut sembler au premier abord une boutade. Mais plus vous voulez souligner, rendre évidente une idée, et plus vous créez, en fait, de nouvelles connotations en ajoutant des niveaux de compréhension et de langage. C’est pourquoi les choses les plus évidentes peuvent parfois devenir les plus obscures. Ainsi les ambiguïtés de sens, ou l’utilisation formaliste de mots qui reviennent souvent comme « tu » ou « pli » complexifient la lecture. C’est ce côté formaliste qui m’intéresse. Certes, on donne souvent comme exemple les sonnets ; mais ce qui me passionne, c’est la rigueur que Mallarmé enferme au sein de son écriture poétique. Par exemple, j’ai transposé le chiffre huit à tous les niveaux de l’écriture musicale dans Improvisation II en raison du poème choisi : « Une dentelle s’abolit ». Avec la poésie de René Char, ce ne sont pas les mêmes éléments qui sont en jeu.
 
Pourriez-vous préciser?
J’ai commencé par un poème discursif qui est Visage nuptial, et j’ai mis du reste beaucoup de temps pour trouver la solution définitive. C’est probablement le seul poème où René Char raconte une histoire ayant une certaine continuité, alors que plus tard la dimension anecdotique disparaîtra définitivement sous le poids du poème. Il évolue vers des formes plus aphoristiques, qui lui correspondaient mieux. De ce point de vue, ce n’est pas un constructeur. Ses meilleurs poèmes sont comme des grains de chapelet, si je puis me permettre cette métaphore. Une série d’aphorismes constitue un recueil, créant ainsi une mosaïque où chaque morceau conserve son indépendance tout en se rattachant à la forme globale. Du point de vue de la transposition musicale, il n’y a plus ici de narration, et donc moins d’espace pour le discours. La musique peut alors s’étendre par rapport au poème lui-même. Dans Visage Nuptial, je me suis tenu au noyau de sa pensée. J’ai nommé cela, en reprenant une formule de Michaux, « centre et absence ». C’est-à-dire que le poème est au centre et qu’en même temps il a disparu au milieu du développement musical.
 
Qu’est-ce qui vous attire dans la poésie de Paul Celan?
Pour moi, c’est d’abord la personnalité de Celan qui est étrange. C’est une personnalité dans le prolongement de Georg Trakl, et une poésie qui est vraiment étrangère à la poésie française. Alors que par exemple la poésie de Cummings est plutôt légère, anecdotique – même si la typographie repense cela – les poésies de Paul Celan, comme celles de Trakl, sont issues d’un certain malaise. Malaise qui n’est pas seulement métaphysique comme celui de Mallarmé, chez qui la vision du gouffre reste très proche de l’inquiétude pascalienne. Pour moi, cela s’ap­plique directement au poème d’Igitur : « Il quitte la chambre et se perd dans les escaliers ». Pour Celan, le malaise venait de ce qu’il était juif dans des circonstances abominables. Il y a dans sa poésie une nuit qui l’oppose au caractère solaire de celle de Char. Certes, la poésie de Michaux est aussi très inquiète, mais pas de la même manière. Ce n’est pas une inquiétude du mal de vivre.
 
Et cette dualité, par rapport à la culture française, d’un poète allemand vivant en France, semblable à la situation d’Heinrich Heine au siècle précédent?
Je crois qu’il était étranger partout, comme disait Mahler de lui-même : « En Autriche, je suis étranger parce que je suis né en Bohème, en Bohème je suis étranger parce que je suis de culture germanique, et je suis étranger dans le monde parce que je suis juif. » On retrouve aussi cela chez Paul Celan. Ce mal de vivre s’est tra­duit pour Celan comme pour Trakl par le suicide.
 
On a l’impression que vous percevez la poésie d’abord comme une pensée formelle, pourriez-vous préciser?
Je ne pense pas sur le mode des influences. Ce que l’on peut prendre dans la littérature ou dans la peinture, c’est ce que l’on peut transposer. Si vous faites un emprunt littéral, cela ne marchera jamais car les catégories de la littérature, comme celles de la peinture, sont des catégories complètement différentes de la perception. Il faut savoir extraire, disons plutôt « abstraire », de la littérature ou de la peinture. C’est pour cela que les leçons de Klee m’ont été vraiment profitables. Il observait la nature, non pas pour dire que le feuillage est vert mais pour savoir ce que ce vert représente par rapport au bleu du ciel ou par rapport à la terre, et cherchait ensuite à savoir comment la sève circule dans une feuille, puis comment une feuille est construite par rapport à un arbre, etc. Quand vous percevez ce genre de vision, vous avez une vision intelligente que vous pouvez abstraire du contexte. Lui-même avait transposé ce qu’il voyait dans la nature par rapport à ce qu’il voulait réaliser comme essence du tableau. Dans la poésie, c’est la même démarche. Ce que je vois dans Michaux, Char et Mallarmé m’est essentiel alors que par exemple quelqu’un comme Paul Valéry, je reste à côté.
 
Vous semblez plus intéressé par la présence d’une altérité complètement constituée.
Il y a des affinités que l’on peut trouver à des niveaux plus élémentaires. Si vous prenez une œuvre inachevée comme Igitur, c’est infiniment plus passionnant que toute La Jeune Parque. De ce non-fini on peut construire quelque chose. Je relisais l’hiver dernier les notes de Mallarmé sur Le Livre : on est en présence d’une richesse spéculative impressionnante. De même, dans le Journal de Franz Kafka, on assiste à la genèse de son travail. Comment à partir d’une simple phrase il va déduire tout un univers. L’imagination, c’est de prendre une graine, c’est-à-dire très peu de chose, puis de la faire proliférer. J’aime beaucoup la notion de rhizome développée par Gilles Deleuze avec ses ramifications latérales.
 
Il semble que ce qui vous intéresse dans les œuvres, plus que l’idée de montage ou de composition, ce serait une forme en « généalogie ».
Oui, c’est ça. L’organique, c’est quelque chose qui détruit constamment la prévision. Vous êtes dans une certaine direction, mais en même temps vous devez tenir compte de l’accident ou de l’imprévu. Je n’aime pas la vision théocratique que l’on trouve chez Schoenberg. Elle est antinomique avec ma façon de penser. Peut-être cela vient-il des années cinquante, au moment où l’on cherchait un langage. C’était très contraignant et rigide, mais nécessaire. Il fallait en sortir très vite. Je ne peux pas concevoir que l’œuvre ne soit pas pleine d’accidents, si je puis dire, et en même temps que ceux-ci soient absorbés par une trajectoire. L’influence de Marcel Proust a été déterminante pour moi, par la manière qu’il a de recomposer les éléments – par exemple, l’épisode des pavés inégaux qui devait succéder à l’épisode de la madeleine dans le projet initial de La Recherche, et se trouve déplacé à la fin de celle-ci dans la version finale du roman : lorsque l’épisode des pavés inégaux arrive, il devient un événement rétrospectif sur le rétrospectif.
 
…explosante-fixe… serait donc une œuvre dans la filiation des « mosaïques » de René Char.
Oui, mais je ne suis pas pressé d’accomplir les autres parties. C’est une œuvre où les trois parties se tiennent très bien ensemble, et s’il y en a d’autres, elles s’ajouteront et formeront une mosaïque plus grande. De même que pour Répons, où j’ai ajouté au fur et à mesure des éléments, mais là on est en présence d’une spirale : vous y ajoutez quelque chose, cela restera toujours une spirale – il faut seulement marquer le début et la fin du processus. J’aime beaucoup les œuvres infinies dans ce sens-là, dans leur double sens, c’est-à-dire non fini mais qui peuvent en même temps se prolonger indéfiniment.
 
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Propos recueillis par Omer Corlaix le 13 mai 1998
Extrait d’Accents n°6 – septembre-décembre 1998