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Jeux d’espace, entretien avec Hanspeter Kyburz et Philippe Manoury

Entretien Par V. Brindeau - S. Sanio, le 15/05/1998

Le 7 mai prochain, deux créations mon­diales, commandes de l’Ensemble intercontemporain à Hanspeter Kyburz, dont c’est l’une des toutes premières œuvres jouées en France, et Philippe Manoury, mettront en valeur la notion d’espace. Les deux composi­teurs nous donnent leur sentiment sur cette « nouvelle dimension » si présente dans la musique d’aujourd’hui.
 
Entretien avec Hanspeter Kyburz
Votre nouvelle pièce pour l’Ensemble intercontemporain repose sur une conception particulière de l’espace musical. Pourriez-vous expliquer cette conception?
Deux ensembles identiques sont installés sur deux podiums placés face-à-face. Presque tout le temps de la pièce, l’évolution se fait selon un principe de pendule, la musique oscillant de gauche à droite et inversement. Ce qui s’éla­bore dépasse quelquefois cette alternance, auquel cas l’unité en reste perceptible au-delà de l’alternance. Inversement, les formes ne s’élaborent qu’à partir de cette alternance : on entend des éléments à gauche, à droite, à gauche, à droite, et c’est seulement ensuite que se dessine quelque chose comme une forme globale. Dans son ensemble, la structure de la pièce repose sur le fait que l’espace s’impose progressivement au premier plan pour se fondre à nouveau, à la fin, dans un processus global. C’est une sorte de dissociation à partir d’une mobilité qui évolue vers le statisme de l’espace, puis une intensification des processus qui fait disparaître les aspects de spatialité.
 
Vos compositions se caractérisent par une différenciation subtile du détail et par une relation pertinente et logique entre forme globale et détail. Comment établissez-vous cette relation?
J’ai toujours essayé de comprendre les œuvres musicales existantes sous l’angle d’une bipolarité dans l’organisation de la forme : d’un côté des processus, de l’autre des formes où prédomine l’aspect architectonique. Les processus se construisent, pourrait-on dire, de l’intérieur, par le développement d’éléments de détail, les formes où prédomine l’aspect architecto­nique, par l’organisation de la globalité : d’abord les éléments, puis les éléments d’éléments. Ces deux principes formels constituent encore une sorte d’enveloppe pour les algorithmes récursifs. De cette façon, la relation entre forme globale et détail est très contrôlée, la forme globale étant vue sous l’angle du processus qui la dynamise et à l’inverse l’enchaînement des différents événements provoquant l’abstraction et l’apparition d’un modèle global.
 
La composition assistée par ordinateur exige une formulation très précise des termes du problème. Cela implique une contrainte : être conscient de ses propres questions. Pouvez-vous dire les questions qui vous importent le plus en composition, ou sont-elles différentes à chaque pièce ?
Il y a une question vraiment importante pour moi : quelle est l’utilité d’une observation de soi-même et quelle en est la contrainte. L’utilité d’une telle observation réside dans une certaine distance réflexive ; cela évite d’écrire simplement sous l’impulsion, d’être tributaire de l’instant. L’autre aspect est celui de la contrainte, dans la mesure où il me devient de plus en plus difficile de porter la responsabilité d’écrire parce que j’en ai envie, et sans comprendre. Car même quand je suis capable d’articuler formellement quelque chose pour l’ordinateur, je n’ai pas pour autant l’illusion de le com­prendre véritablement. Il y a ce que l’on pourrait appeler sous l’angle historique une sorte d’hori­zon de la connaissance que je ne puis déployer à l’intérieur de la définition formelle. Il y a toujours quelque chose, un reste d’intuition qui sera, musicalement, beaucoup plus virulent que ce que je décris formellement grâce à l’ordinateur.
 
On remarque, dans vos explications, que vos préoccupations ne sont pas seulement d’ordre concrètement musical, mais aussi issues de domaines tout autres. Comment concevez-vous votre travail artistique ?
Pour moi, la capacité de concevoir musicalement dépend fortement de la capacité de concevoir en général. Il existe des éléments que l’on ne peut articuler qu’à l’extérieur du discours de la théorie musicale, et qui concernent pour­tant directement la composition. J’aurais beau­coup de mal à isoler mon entendement musical de mon intelligence du quotidien, de mon intelligence de la littérature, du cinéma, etc. J’ai commencé bien sagement, comme tout le monde, par Adorno et Benjamin etc., et je suis arrivé à Hegel. Cette tradition dialectique est vivante pour moi comme une enveloppe dans laquelle je joue avec les modèles théoriques de la philosophie analytique, du constructivisme ou d’autres traditions. Je ne conçois pas ces fréquentations comme une sorte de théorie immanente, mais plutôt comme l’arrière-plan d’un concept d’individuation, qui ne serait pas issu de ces théories mais de pensées venues de la dialectique ou de toute la critique du rationalisme depuis Descartes.
 
Vos pièces posent souvent de grandes difficultés aux interprètes. En quoi consiste, concrètement, votre collaboration avec eux?
La collaboration avec les interprètes permet de mettre à l’épreuve « l’interprétabilité » des matériaux, de garantir qu’ils ne sont pas des effets secondaires à peine soupçonnés. Ils demeurent ainsi présents à la conscience en tant qu’objets matériels, imposent une confron­tation. Pour deux de mes prochaines pièces, le concerto pour clarinette et celui pour piano, la collaboration avec le soliste m’est très impor­tante. Je passe en revue avec lui tous les doigtés possibles de l’instrument et nous regardons ensemble tous les aspects spécifiques. Ensuite, quand je commence à écrire, je mets au point une liste de réactions possibles de l’instrument en tenant compte de tout ce que j’ai appris de l’interprète. Je retourne le voir avec cette petite liste et je vérifie que cela est possible techniquement, qu’il n’y a pas d’enchaî­nements trop difficiles. Ainsi, avant d’entrer dans la composition, des aspects techniques peuvent être vérifiés à un niveau supérieur dans leur organisation, tout simplement en réfléchis­sant aux variantes que l’on peut combiner à partir d’éléments techniques simples. Après le niveau élémentaire et celui de la com­position intervient un troisième niveau, celui de l’interprétation. Pour la Danse macabre, le pro­blème a été finalement que certains interprètes se sentaient submergés pour des raisons de concentration, parce qu’ils n’avaient jamais de pause et toujours beaucoup de notes à jouer.
 
Quels sont vos projets pour l’avenir?
Ma prochaine pièce sera créée à l’automne à Donaueschingen. C’est une pièce pour quatre groupes orchestraux placés aux limites de l’espace, dans la continuité, donc, de Diptychon, à ceci près qu’il s’agit d’un orchestre, et qu’il y a donc davantage d’exécutants par groupe. La pièce suivante sera mon premier concerto, un concerto pour clarinette écrit pour la Philharmonie de Berlin sous la direction de Peter Eötvös avec le clarinettiste Ernesto Molinari. Avec cette pièce, je m’intéresse à la façon dont un individu et un tout entrent en relation de dialogue. De même dans le concerto pour piano, écrit pour Marino Formenti avec le Deutsches Symphonie-Orchester sous la direc­tion de Hans Zender. Une composante autobio­graphique entre ici en ligne de compte, puisque j’ai une certaine expérience de cet instrument, si bien que la situation est très différente de celle du concerto pour clarinette, pour lequel je dois plus attendre de la réaction du soliste que de ma propre intuition de l’instrument.
Propos recueillis par Sabine Sanio, traduction Hélène Chen-Ménissier
 
 
Entretien avec Philippe Manoury
Comment abordez-vous la notion d’espace dans Fragments pour un portrait et dans votre œuvre en général ?
J’ai divisé les trente musiciens en trois groupes, disposés sur trois podiums séparés. Les groupes I et II (placés à gauche et à droite), se répondent avec un duo de bois (flûte et hautbois), un duo de cordes et un groupe de cuivres. Le groupe II (situé au centre) rejoint les cordes des autres groupes (disposées ici en quatuor) ainsi que leurs duos de bois (ici clari­nettes et bassons). Chaque groupe comporte également un stand de percussions ainsi qu’un instrument à résonance (harpe, piano, célesta). Certaines structures ont été directement conçues en fonction de la place géographique des musi­ciens, en utilisant des relais et des duplications de timbres. Cependant, je n’ai pas voulu faire une pièce dans laquelle la spatialisation soit obli­gée, à la différence de Gruppen ou de Carré, de Stockhausen, ou même de pièces moins éclatées comme FiguresDoublesPrismes, de Boulez. Je me suis efforcé de trouver un compromis entre une spatialisation susceptible de générer des structures et des possibilités d’exécution sur une scène classique, à condition de respecter une répartition des groupes de gauche à droite. La spatialisation apporte du relief, une dimen­sion propre, mais ne doit pas être employée au détriment d’une perception globale. Elle a ses limites, ses dangers, et pose d’autres problèmes que l’on connaît bien en électroacoustique : celui de l’auditeur « décentré », par exemple, qui se trouve plus près d’un groupe, et dont l’écoute est par conséquent polarisée. En fait, on ne peut vraiment mémoriser que des formes spatiales archétypales : une rotation, un panora­mique avant-arrière, par exemple. La spatialisa­tion, en électroacoustique, me permet aussi de dégager des couches les unes des autres, princi­pe que j’utilise ici également, bien que la pièce soit purement acoustique, pour des effets d’illu­sion : on perçoit des relais, des rappels, bien que le son ne voyage pas lui-même.
 
Ce manque de référence dans la mémoire ne rend-il pas l’adéquation entre l’idée du compositeur et le résultat sonore plus difficile à atteindre?
Il faut toujours un domaine d’expérimentation, même si on écrit pour des dispositions clas­siques, et dans des formations classiques : il y a toujours un alliage de timbre, ou un mélange d’instruments dont je ne suis pas sûr et qu’il fau­dra vérifier par l’audition. Mais j’ai aussi employé l’instrumentation au service de la spatialisation : cette pièce a été écrite, en quelque sorte, « sur mesure » pour l’Ensemble intercontemporain, dont une des particularités est la polyvalence des musiciens. J’ai ainsi utilisé un grand nombre d’instruments peu fréquents dans les orchestres comme la flûte basse, le bugle, la trompette pic­colo et la clarinette contrebasse afin de créer des sonorités qui modifient substantiellement celles d’un orchestre traditionnel. Certains instrumen­tistes jouent également de petits instruments à percussions (petites enclumes en métal). Quitte à jouer le jeu de la spatialisation et du « hors norme », je crois qu’il faut aussi jouer le jeu de l’éventail instrumental, et ne pas faire une pièce avec un orchestre « Mozart »…
Propos recueillis par Véronique Brindeau le 4 février 1998