See menu

Coudre et découdre le temps musical. Entretien avec Philippe Grauvogel et Valeria Kafelnikov.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 23/10/2023

Le 25 septembre dernier, la harpiste Valeria Kafelnikov et l’hautboïste Philippe Grauvogel ont créé, en compagnie de l’EIC placé sous la direction de Pierre Bleuse, The Tailor of Time, de l’Australienne Liza Lim, inspiré par la poésie soufie du poète et mystique persan Jalaluddin Rumi (1207-1273). Retour sur les coulisses de cette création que nos deux solistes reprennent pour le public parisien le 4 novembre prochain à la Cité de la musique dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. 

Philippe, Valeria, d’abord et avant tout : comment s’est passée la collaboration avec Liza Lim ?

Philippe Grauvogel : Dès le premier contact, la collaboration a été merveilleuse. Elle ne s’attendait pas vraiment à cette commande. Ni la harpe, ni le hautbois, choisis comme instruments solistes ou principaux, ne faisaient partie, je crois, de ses habitudes de composition. Nous avons commencé à échanger dès le mois de mars, avant même qu’elle commence à composer. Elle nous a notamment demandé comment nous envisagions l’écriture de nos instruments, afin d’être au plus près de ce que nous souhaitions.

Valeria Kafelnikov : Nous avons parlé de tant de choses : de nos histoires respectives, de nos goûts et aspirations. Je lui ai raconté par exemple mon vif intérêt pour la musique de l’Afrique de l’Ouest et la ngombi (sorte de harpe traditionnelle à 7 cordes). Quelle surprise de découvrir que Liza évoque l’esprit de cette musique dans la section finale de The Tailor of Time !

P.G. : Je lui ai répondu quant à moi que le hautbois méritait peut-être d’être reconsidéré dans sa nature première : pour son rôle de « soprano lyrique » de l’orchestre, ou pour celui, fondamental, qu’il tient dans la musique baroque. Ce sur quoi elle était parfaitement d’accord. Je lui ai également proposé d’élargir au reste de la famille : le hautbois baryton, le hautbois d’amour ou le cor anglais, que l’on retrouve dans la pièce.

Dans sa note d’intention, Liza Lim  dit avoir confié à chacun de vos instruments comme un « rôle » en relation avec la poésie soufie de Rumi.

V.K. : L’idée de paradoxe se trouve au cœur de la poésie de Rumi et elle est clairement perceptible dans la musique de Liza Lim. Dans le poème, il est question d’oiseaux qui « mangent l’absence de graines » ou de « tailleurs qui cousent des vêtements en les déchirant en morceaux ». La trame, le tissage musical trouve sa cohérence dans les ruptures, interruptions et coups de théâtre.

P.G. : Je crois que, comme son titre l’indique, en reflet de la poésie de Rumi, il s’agit dans cette pièce d’un tissu de temps que l’on coud et découd, que l’on construit et détruit. Sa manière de composer avec des boucles que l’on interrompt puis reprend à un autre endroit me fait ainsi littéralement penser à la manière dont un tailleur assemble des pièces d’un tissu à motifs — parfois, d’une pièce à la voisine, le motif n’est pas exactement aligné. Sur la partition, cette manière d’écrire se retrouve quasi visuellement ! Concernant la partie de hautbois solo, je ne sais si je tiens un rôle en particulier — j’en tiens sans doute plusieurs alternativement : tour à tour lyrique, puis avec des accents plus animaliers, voire des formules évoquant un chant d’oiseau…

Quels sont plus pragmatiquement les enjeux instrumentaux de l’interprétation de cette pièce — je pense par exemple ces jeux sur les glissandos, même à la harpe dont on a par moments le sentiment qu’elle pleure ?

V.K. : Liza Lim affectionne particulièrement un mode de jeu avec « slide », objet couramment utilisé à la guitare. Ce cylindre métallique produit des sons fluidiques sur deux cordes, un glissement progressif d’une hauteur à une autre sur une très large tessiture, un peu comme une flûte à coulisse. Ainsi se créent des mélodies lointaines, très vocales, entrecoupées de sons de harpe plus classiques, un mélange fascinant !

P.G. : En tant que spécialiste de la musique d’aujourd’hui, on pourrait dire que l’écriture instrumentale de Liza est « assez classique », sans visée démonstrative, même si elle n’est pas sans poser quelques défis — ne serait-ce que pour les changements d’instrument en cours de route, les quarts de ton ou la microtonalité, mais aussi pour les glissandos, vous avez raison. Au hautbois, il y a autant de techniques de glissando que de glissandos ! Chacun requiert un doigté et un jeu de lèvre différent, que l’on adapte au contexte, tout comme le jeu sur la microtonalité.

Ces glissandos contribuent au caractère ludique de l’œuvre : notamment dans la manière de jouer avec des espèces de formules toute faites, on a le sentiment que Liza Lim pose un cadre connu qu’elle détourne et distord aussitôt, à l’occasion par un jeu de scène quasi théâtral.

P.G. : C’est juste, il y a parfois des atmosphères un peu familières — les chants d’oiseau font toujours un peu penser à Messiaen, mais je ne crois pas qu’il y ait de citation.

V.K. : Dans cette pièce, je suis sensible au jeu sur le proche et le lointain. Le travail sur les timbres organise les plans dans l’espace. Un peu comme un décor de théâtre. Le hautbois se trouve clairement toujours au premier plan, celui de la proximité. Les instruments à vent également, en particulier les cors. Le plan du lointain, de l’incertitude, du rêve, est figuré par la harpe, avec des sons fluidiques (dont j’ai déjà parlés) et des sons de cloches (notes préparées), ainsi que d’autres instruments comme le water gong, le clavier électronique (sons de cloches microtonales) et les cordes jouant en quarts de tons. Par ailleurs une action dans l’action se déroule sur un plan, non sonore, mais visuel ! C’est là bel et bien du théâtre : un des musiciens placés en fond de scène construit une pyramide d’objets. Il empile silencieusement un bidon, un gros ressort, des casseroles, des instruments de percussion, jusqu’à ce que cette tour instable s’effondre, dans un fracas tonitruant. C’est une sorte de contrepoint performatif qui se joue en marge de l’action musicale.

P.G. : On retrouve là, de manière palpable, l’idée de coudre/découdre que j’évoquais plus haut. C’est Samuel Favre (photo ci-dessous), percussionniste mais aussi ancien danseur, qui a la charge de construire cette tour invraisemblable, et ses gestes sont particulièrement impressionnants, à la limite du mime.
De notre côté, le fracas nous fait taire, puis on doit reprendre à un endroit précis de la partition — jusqu’à l’interruption suivante, plus ou moins aléatoire, et une reprise encore à un autre endroit (encore cette image du tissu à motifs que l’on a taillé puis recousu).

V.K. : D’autres moments performatifs ponctuent et font avancer le discours, comme par exemple une sorte de rite consacré aux « objets volants » (toutes sortes d’instruments et objets du quotidien qui semblent flotter dans l’air).

P.G. : C’est ainsi que, si la thématique de Tailor of Time peut paraître austère, Liza Lim l’a traitée sur un ton très humoristique.

V.K. : L’humour est en effet toujours présent, mais aussi une grande liberté de ton.  Loin de tout académisme, Liza Lim invite ses interprètes et auditeurs à une aventure singulière : un souffle créateur rare.

Photos © EIC