See menu

« De l’Autre côté d’Alice, une création à plusieurs voix ». Entretien avec Mathilde Barthélémy, soprano.

Entretien By Ensemble intercontemporain, le 04/03/2024

Chanteuse et comédienne dans le spectacle  Alice et le miroir, Mathilde Barthélémy nous fait entrer dans les coulisses de création de la nouvelle œuvre de Sofia Avramidou, De l’Autre côté d’Alice, qui sera créée le 10 mars à la Philharmonie, dans une mise en scène d’Aurélie Hubeau pour marionnettistes et musiciens.   

Vous avez été l’une des premières à voir la partition de De l’Autre côté d’Alice de Sofia Avramidou. Quelle a été votre première impression en la découvrant ?
J’ai tout de suite pensé que Sofia avait eu la grande intelligence d’organiser son œuvre autour des « cases » de l’échiquier que traverse le personnage d’Alice, dans le livre de Lewis Caroll De l’Autre côté du miroir. Chaque case du jeu d’échecs y constitue un chapitre, dans lequel Alice rencontre un nouveau personnage ou un nouvel environnement. Pour moi, Sofia a vraiment réussi à créer un univers musical propre à chaque case, ce qui permet de comprendre aisément la progression d’Alice dans le jeu. Chacun des personnages présente un caractère spécifique, que Sofia exprime par un environnement ou des éléments bien particuliers. D’ailleurs, avant même qu’elle ne commence à composer, nous avions cherché ensemble des modes de jeu, des expressions, des particularités vocales qui permettraient d’associer un caractère à un personnage. Et c’est ce qu’elle a réussi à mettre en place, rendant ainsi limpide la progression de l’œuvre… et donc d’Alice.

De manière surprenante, le personnage d’Alice n’est pas pris en charge uniquement par la soprano, mais il est réparti entre tous les acteurs : la chanteuse, les marionnettistes…
En effet, cela répond à un principe de choralité. À tour de rôle, les marionnettistes présents sur scène et moi prenons en charge la voix d’Alice, ou celle d’un autre personnage, ou la narration. Il n’y a pas de rôle établi. Ce principe de choralité est très simple à comprendre, puisqu’il est développé sur toute la pièce. Il est d’ailleurs motivé par des raisons d’ordre scénique : comment mettre en valeur [la marionnette d’] Alice au moment où elle parle. Nous avons cherché ensemble, au plateau, comment lui donner le focus, par des jeux de regards, d’adresse, les mouvements apportés à la marionnette… Je n’interprète Alice que lorsqu’elle chante. Je lui prête ma voix, je la regarde, pour créer une proximité avec elle, mais ce sont les marionnettistes qui l’animent. Même si la marionnette est petite – de la taille d’une petite fille -, elle doit être manipulée simultanément par plusieurs marionnettistes, ce qui lui fait prendre beaucoup d’espace sur le plateau.

Vous êtes donc à la fois chanteuse et actrice ?
Tout à fait ! Je suis une sorte d’intermédiaire entre les comédiens/marionnettistes, qui prennent en charge le jeu et la narration de l’œuvre, et la musique de Sofia interprétée par les musiciens de l’Ensemble intercontemporain. Les musiciens sont d’ailleurs situés au fond de la scène, pour concentrer toute l’attention visuelle sur l’action et la marionnette d’Alice, tandis que je passe de l’espace des musiciens à l’espace de jeu des marionnettistes. Je suis donc comme un entre-deux, comme le liant qui réunit ces deux espaces, avec la musique bien entendu ! Parfois, je dois sortir pour faire entrer de nouveaux personnages. Par exemple, la reine rouge fait une entrée fracassante ; et même si le costume n’est pas encore fini, il vous donne déjà un certain aperçu du personnage… Ou encore, j’incarne sur scène, mais un peu en retrait, le narrateur espiègle dans la fameuse scène du Bois Où Les Choses N’ont Pas De Nom.

Comment avez-vous abordé la création de l’œuvre, de la partition à la scène ?
J’ai d’abord répété avec Sofia et les musiciens de l’Ensemble intercontemporain à la Philharmonie de Paris, entre novembre et janvier, pour créer la musique. On a cherché de nouveaux sons, testé de nouvelles choses, puis enregistré la partition pour que les marionnettistes puissent travailler de leur côté. Cela leur a permis de ne pas travailler à vide, le tempo étant primordial au spectacle : il donne le rythme, le mouvement ! Les marionnettistes suivent un minutage très précis pour déplacer ou mettre en place un décor, à caler sur le rythme de la musique. Dernièrement, j’ai réalisé deux semaines de travail à l’Ecole de la marionnette de Charleville-Mézières, avec la metteuse en scène Aurélie Hubeau et les étudiants-marionnettistes. Cela nous a permis de nous rendre compte de ce qui marchait bien, ou moins bien, et de rechercher et proposer des alternatives.

Par exemple, un passage de la reine rouge est assez délicat à mettre en place avec les musiciens, dont je suis éloignée sur scène. Comme il s’agit d’un personnage très autoritaire, je leur ai proposé de les diriger, ce qui nous permet de garder le rythme tout en respectant le caractère du personnage. Le travail de mise en scène me permet également d’avancer dans l’interprétation de la partition, pour lui apporter une nouvelle dimension. Un passage un peu bruité nous posait d’ailleurs problème, pour lequel je vais présenter à Sofia une nouvelle technique qui j’espère lui plaira.

De l’Autre côté d’Alice est un spectacle à découvrir en famille. Comment abordez-vous cette diversité de public ?
J’ai l’habitude de travailler avec des publics variés et cette diversité me plaît, d’autant que le jeune public est souvent beaucoup plus ouvert à de nouvelles esthétiques que le public adulte, parfois plus réfractaire à la musique contemporaine. C’est en cela que, pour moi, Sofia a su composer pour tous les publics : l’organisation de sa partition en huit chapitres distincts donne de la clarté à l’œuvre, sans renoncer à une exigence compositionnelle poussée. En plus de la dimension ludique des marionnettes, qui plaira aux petits comme aux grands, les problématiques abordées dans l’œuvre restent universelles.

Justement, si vous deviez résumer De l’Autre côté Alice en quelques mots, que diriez-vous ?
Je dirais que c’est une histoire d’émancipation, à la fois d’exploration du monde et de soi : l’histoire d’une jeune enfant qui se découvre, à travers sa découverte des autres. Au fil des rencontres, Alice traverse tout l’échiquier pour devenir la reine. De l’Autre côté d’Alice est aussi une histoire de pouvoir : pouvoir de l’imagination, bien sûr, mais aussi de ne pas rester enfermée dans un carcan, de prendre la parole et de s’affirmer. L’œuvre donne voix à une petite fille qui a son mot à dire, et je trouve que c’est un beau message à transmettre à tous les enfants aujourd’hui.

 

Photos : © Guillaume Hulin / © Ensemble intercontemporain