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Le théâtre d’ombre de Frédéric Durieux.

Entretien By Arnaud Merlin, le 12/03/2024


L
e 21 mars 2024, à la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain créera, sous la direction de Marzena Diakun, Theater of Shadows II – In Memoriam Christian Boltanski de Frédéric Durieux. Rencontré dans son atelier de Ménilmontant, le compositeur fait part de son émotion de rendre hommage au grand plasticien français disparu en 2021.

Frédéric, vous avez une longue histoire avec l’Ensemble intercontemporain…
J’étais encore étudiant au Conservatoire, dans la classe d’Ivo Malec, lorsque j’ai été sélectionné par le comité de lecture de l’Ensemble. Peter Eötvös a dirigé la création d’Exil II, en 1985, et dans la foulée Pierre Boulez m’a invité à l’Ircam. J’y ai conçu Parcours pluriel, qui a été créé par L’Itinéraire en 1988. Par la suite, Boulez m’a demandé une nouvelle pièce : cela a donné Là, au-delà, qu’il a créée en 1991. Puis il y a eu Devenir, et So schnell, zu früh, à la mémoire du chorégraphe Dominique Bagouet, qui venait de disparaître alors que nous étions en discussion pour un nouveau projet commun. La collaboration avec l’Ensemble s’est ensuite interrompue, mais je n’ai jamais perdu de vue les musiciens, qui sont pour certains des amis de longue date, et des collègues au Conservatoire de Paris.

C’est précisément par l’intermédiaire de Dominique Bagouet que vous avez croisé le chemin de Christian Boltanski.
À la fin de l’année 1992, au moment où Dominique Bagouet était en train de nous « quitter », sa compagnie était accueillie à l’Opéra de Paris. Je partageais une loge avec Boltanski, à qui l’on m’avait demandé de remettre une enveloppe, dans laquelle se trouvaient des petits personnages qui avaient servi pour un décor d’un autre ballet de Bagouet. Je me suis souvenu de cela au moment de la disparition de Boltanski en juillet 2021.

Pourquoi avoir choisi comme source d’inspiration son travail sur le théâtre d’ombres ?
J’ai été touché par ces silhouettes éclairées. J’ai toujours été ému par le théâtre de marionnettes. Boltanski fait référence à plusieurs traditions, au théâtre indonésien, aux fêtes des morts mexicaines, aux danses macabres en Occident… Il parle de « gentils petits fantômes », et de légèreté mais je ne suis pas sûr que ce soit si léger !

Cela a coïncidé avec une commande du Grossman Ensemble de Chicago, en 2021.
La pièce Theater of Shadows I que j’ai écrite pour Chicago se souvient en effet de la mise en route de l’installation de Boltanski, quand les figurines projetées sur les murs se mettent à bouger du fait de la chaleur. C’est comme si des esprits revenaient frapper – j’aime cette image des fantômes, sa fragilité, cette sorte de chamanisme qui convoque des esprits ou la mémoire de ceux qui nous ont quittés. Theater of Shadows II, qui sera créé par l’Ensemble intercontemporain, reprend cette idée en l’inscrivant dans une réflexion sur la disparition et l’anéantissement, nourrie de la lecture des ouvrages de Johann Chapoutot et d’Annette Wiewiorka, sans oublier Paul Celan. C’est aussi une réflexion sur la fragilité de nos vies et la fragilité des cultures. Les sons qui s’éteignent dans l’espace sont les pendants de ces silhouettes : il faut que les sons soient entretenus pour exister…

Theater of Shadows II prolonge ainsi la première pièce, dans une autre instrumentation.
La première pièce était pour treize instruments ; la seconde, avec une vingtaine de solistes, me permet un instrumentarium plus large : les cornistes jouent par exemple aussi des tuben, les deux clarinettistes jouent la clarinette basse, la clarinette contrebasse et le cor de basset, et j’aurai un septuor à cordes. C’est une amplification, une sorte de palimpseste, une excroissance « d’après » la première pièce.

Comment le sujet de la partition résonne-t-il avec votre histoire personnelle ?
J’avais neuf ans lorsqu’un client de mon père m’a offert un livre sur la déportation, avec des photos qui horrifiaient ma mère. Ce livre m’a profondément marqué. Quant à mon père, qui était né en 1906, il avait été prisonnier dans un camp en Silésie. La guerre était une obsession pour cet homme qui avait 53 ans à ma naissance, et qui était un adepte du colonel de La Rocque et des Croix-de-Feu. Jeune adulte, je me suis passionné pourFreud, Walter Benjamin, Viktor Klemperer, je me suis plongé dans cette histoire et cela ne m’a jamais lâché. D’où mon intérêt profond pour les autels et les figurines de Boltanski. 

Photos (de haut en bas) © Franck Ferville / DR / Répétition de Theater of Shadows II, 18.03.2024, Cité de la musique © EIC