See menu

“The Tailor of Time”. Entretien avec Liza Lim, compositrice.

Entretien By Michèle Tosi, le 19/10/2023

C’est une poésie persane du XIIIᵉ siècle qui est à l’origine de The Tailor of Time nouveau concerto pour  hautbois, harpe et ensemble de la compositrice australienne Liza Lim au programme du concert du 4 novembre à la Cité de la musique. Une œuvre aux accents lyriques et à la dimension théâtrale qui semble coudre et découdre le fil du temps musical…

Liza, il y a souvent une référence littéraire à la source de vos compositions. D’où vient exactement l’image du « tailleur » dans votre nouvelle œuvre, The Tailor of Time, et comment s’y imprime-t-elle ?
Le titre de l’œuvre vient de la poésie du grand mystique soufi persan du XIIIᵉ siècle Jalāl al-Dīn Muḥammad Rūmī. J’ai déjà écrit plusieurs pièces qui s’inspirent de la poésie soufie, comme The Heart’s Ear (1997) pour ensemble ou encoreTongue of the Invisible (2011), pour baryton, seize musiciens et piano improvisé, reliée au soufisme extatique et intime de Hafez. La poésie de Rūmī est imprégnée d’images de nostalgie et de désir, de confusion et d’anéantissement face à l’amour divin. Les couplets jouent souvent avec des contraires paradoxaux tels qu’on les trouve dans ces lignes du Mathnawî (La quête de l’Absolu) : « J’ai connu des pigeons qui volaient dans un nulle part / et les oiseaux qui mangent sans grains / et des tailleurs qui cousent de beaux vêtements / en les déchirant en morceaux ». Dans un autre verset, il dit ceci : « Le tailleur du temps n’a jamais cousu une chemise pour un homme sans la déchirer ».  Hormis la beauté délicate de la poésie persane, c’est la question de la temporalité que j’ai voulu aborder en utilisant la récurrence, la répétition et l’interpolation comme outils compositionnels : comment faire des « nœuds » dans le temps, coudre des « poches » dans le temps et non seulement le perturber mais le « déchirer », créer des failles et éroder la matérialité du temps. Le temps lui-même est bien sûr un « tailleur » de nous et du monde. Telle est la manière soufie d’utiliser des histoires et des images quotidiennes d’humble artisanat et d’objets pour adresser des messages subtils d’alchimie et de transformations spirituelles. La poésie donne également un indice sur la présence des deux solistes dans l’œuvre : le hautbois de Philippe Grauvogel et la harpe de Valeria Kafelnikov. À maintes reprises dans l’œuvre de Rūmī, nous trouvons des références aux pleurs de la « flûte de roseau » – exprimant la manière dont le souffle divin vient dans le monde – et des allusions au luth en tant que symbole du désir spirituel des cordes du cœur de l’Amant.

                                         The Tailor of Time de Liza Lim, Strasbourg, septembre 2023

Plus concrètement, comment s’inscrit la temporalité de l’œuvre dans The Tailor of Time ?
En termes de composition, je travaille avec le rythme des événements, le phrasé (une sorte de « temps gestuel ») et j’utilise différents types de répétition pour explorer la notion de textures temporelles.

Vous cherchez l’hybridation des sons et celle des sources instrumentales : de quelle manière se manifeste ce désir sonore dans votre écriture ?
J’aime modeler le son à ma convenance et je suis toujours à la recherche de voies de métamorphose s’agissant de ses qualités : des sons clairs et purs aux sons riches en harmoniques, rugueux et déformés. Je suis attirée par les potentialités expressives de l’entre-deux obtenu par modification du timbre, dont on entendra maints exemples dans ma pièce. Avec trente instruments, les possibilités sont multiples dans ce domaine ! La harpe y joue un rôle particulièrement important ; le son de la corde pincée peut devenir percutant, bourdonnant mais aussi glissant.

Quels rapports s’instaurent entre les deux solistes (hautbois et harpe) et l’ensemble ? Peut-on avancer l’idée de concerto ?
Ce n’est pas vraiment un concerto car les solistes sont relativement intégrés à l’ensemble. Leur sonorité est également assez délicate, ce qui suggère une certaine affinité avec la poétique des vides, des poches et des failles.

L’idée du rituel ressort dans la plupart de vos partitions, « en tant qu’il construit un espace dans lequel des forces ou des phénomènes invisibles se manifestent », souligne le musicologue Laurent Feneyrou. Est-ce le cas dans The Tailor of Time ?
Depuis l’écriture de mon quatuor à cordes String Creatures (2022), j’explore une manière spécifique qui consiste à composer avec un lexique de gestes de chagrin : des cris de lamentation glissants et répétés, le perçage et le déchirement de la peau, des types de respiration laborieuse. Ces gestes s’inscrivent sur un plan bien supérieur de réalisation mais pour moi ils sont une sorte d’adresse rituelle à notre époque.

Photos (de haut en bas) : DR / © EIC