Afficher le menu

Les corps en réseau. Entretien avec Noé Soulier, chorégraphe.

Entretien Par Axelle Corty, le 19/12/2022


Depuis 2020, le jeune chorégraphe Noé Soulier dirige le Centre national de danse contemporaine d’Angers. Pour ses élèves et ceux du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, il a conçu « Clocks & Clouds », sur un programme d’œuvres de Györgÿ Ligeti interprétées par les solistes de l’Ensemble intercontemporain du 6 au 8 janvier au Carreau du Temple.

« Clocks & Clouds » réunit une quarantaine de danseurs au Carreau du Temple, qui n’est pas une salle de spectacle. Concevez-vous cette création comme un ballet, une performance ?
C’est une chorégraphie. Ce qui m’intéressait, c’était de trouver des manières de composer pour un effectif assez important, sans tout chorégraphier. Les danseurs interprètent des phrases chorégraphiques précises, mais quelque chose demeure toujours ouvert. Par exemple deux groupes de danseurs qui exécutent une phrase peuvent choisir leurs parcours dans l’espace. Chaque danseur peut choisir de passer devant ou derrière telle personne comme on pourrait le faire à un carrefour très fréquenté. Dans ce type de situation on prend tous des micro-décisions très spontanées qui génèrent, pourtant, une sorte d’ordre global, comme dans un banc de poissons.

Comment composez-vous une chorégraphie si complexe ?
Les phrases chorégraphiques préexistaient. Elles ne sont pas nées de mon écoute d’œuvres de György Ligeti. Il y en a une quinzaine, mais c’est rare qu’elles soient employées toutes ensemble. Le plus souvent, c’est quatre ou cinq phrases différentes, et pas toujours traitées dans leur intégralité, qui sont interprétées. On peut permettre aux danseurs d’utiliser une phrase comme une sorte de réservoir de gestes. Ils peuvent aussi entrer dans la phrase à n’importe quel moment, la découper autant qu’ils le veulent. Suivant les règles d’improvisation choisies, et selon le nombre d’interprètes, on peut ainsi imaginer des chorégraphies pour de grands groupes qui sont plus complexes que ce qu’un cerveau humain seul peut imaginer.


Pourquoi avoir appelé cette chorégraphie « Clocks & Clouds » ?
C’est le titre d’une pièce de György Ligeti qui n’est pas dans le programme. Le compositeur l’a tiré d’un livre du philosophe Karl Popper, où ce dernier réfléchit à la question du déterminé et de l’indéterminé. Il explique qu’il y a des phénomènes très prévisibles comme le mouvement des horloges ou des planètes, et d’autres très imprévisibles comme la météo. Ligeti reprend cette métaphore. Il a déclaré que sa musique ressemblait, avec sa polyrythmie, à des horloges, et avec les nombreuses polyphonies qui s’entremêlent, plutôt aux nuages. Dans ma chorégraphie je ne cherche pas à illustrer les phases de musique de Ligeti mais plutôt à chercher des principes communs avec ses œuvres. Par ailleurs son rapport à l’histoire de la musique me touche. Ses compositions sont toujours dans l’innovation, et en même temps en dialogue constant avec l’histoire de la musique occidentale. Moi-même j’ai fait beaucoup de danse classique avant d’aborder la danse contemporaine, et j’ai traversé pas mal de répertoires différents. J’essaie de digérer ce que j’ai traversé, physiquement, et de voir comment produire quelque chose d’autre avec ça.

La mémoire corporelle est importante pour vous ?
J’essaie de déclencher des vécus, des impressions diffuses liées au corps. Je tente d’activer la mémoire corporelle des spectateurs comme on pourrait le faire avec la littérature, mais plus violemment, par le mouvement, sans aucune dramaturgie. Les phrases chorégraphiques sont conçues avec des buts pratiques : frapper, éviter, par exemple. On effectue tous au quotidien, sans s’en apercevoir, des mouvements ainsi motivés. Il était important pour moi de désamorcer la reconnaissance de ces buts pour que ces séquences ne soient pas perçues comme du mime. C’est pourquoi les danseurs frappent avec des parties de leurs corps qui ne sont pas destinées à ça, comme la cage thoracique ou la gorge.

Dans votre façon d’écrire cette chorégraphie en laissant au danseur une part de libre arbitre, faut-il lire votre confiance en la liberté ?
Oui, mais pas seulement. Bien que différents paramètres, différents ajustements, génèrent de façon fiable un certain type de résultats, comme dans la nature les bancs de poissons ou les vols d’étourneaux qu’on peut modéliser scientifiquement, dans la chorégraphie, c’est différent : on a affaire à des humains, et ça se voit ! Il ne s’agit pas purement d’aléatoire ou de stochastique. Il y a quelque chose de social. Cela m’évoque une conversation, où l’on arrive avec des questions et des idées mais où personne ne sait vraiment sur quoi elle va se conclure. Ou encore tous les réseaux qui tissent notre monde actuel : réseaux d’information, réseaux politiques, économiques… Chacun agit mais a très peu d’impact sur le résultat. Personne n’est capable de prédire où va aller l’ensemble.

 

Photos (de haut en bas) : © Vincent Desailly / © Victoria Tanto