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« Once Anything Might Have Happened ». Entretien avec Johannes Maria Staud, compositeur.

Entretien Par David Verdier, le 10/06/2022


L
e 17 juin, à la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain créera une nouvelle œuvre de Johannes Maria Staud pour voix, cor, ensemble et électronique : Once Anything Might Have Happened. Le compositeur autrichien revient sur l’origine de cette création inspirée par la poésie, méconnue, du romancier et poète américain William Carlos Williams.


Johannes, vous avez déjà abordé dans votre œuvre la question du rapport entre la musique et poésie avec Baudelaire, Grünbein et aujourd’hui William Carlos Williams. Pouvez-vous nous parler de cet auteur ?
Once Anything Might Have Happened est tirée d’un recueil intitulé Spring and all que William Carlos Williams (1883-1963) a publié en 1922, la même année que le long poème The Waste land de T.S. Eliot, un poète qui l’a beaucoup influencé mais dont il s’est progressivement détaché, au point de devenir pour lui un contre-modèle. La poésie de Williams est beaucoup plus simple et aphoristique que celle de ses contemporains mais à mon sens, elle est plus moderne pour nos oreilles. J’ai été très étonné de constater que son œuvre n’avait pas été souvent mise en musique. On connait Desert music (1983) de Steve Reich mais à mon avis, il s’agit d’un contresens complet bien moins intéressant que Of rewaking (2003) d’Eliot Carter.

Ma pièce comporte 8 textes sur les 27 que contient Spring and all. Ce recueil mêle la poésie avec des réflexions esthétiques et politiques… c’est un objet curieux. C’est évidemment un chef-d’œuvre du modernisme américain qui puise parfois dans le surréalisme comme cette histoire de meubles cannibales (In my life the furniture eats me). L’auteur se remémore une relation amoureuse sous la forme d’une introspection lyrique.

 

Comment l’avez-vous découvert ?
Je lis beaucoup. En général, quand je sens que je suis happé par un auteur, je lui consacre une bonne partie de l’année et je lis tout sur lui. J’ai découvert William Carlos Williams (photo ci-contre) durant le premier confinement. Tout était à l’arrêt, je ne sais pas vraiment pourquoi mais je me suis plongé dans la poésie moderniste américaine du XXe siècle : Elizabeth Bishop, Ezra Pound, Allen Ginsberg etc. J’ai un énorme problème avec la poésie très savante et le positionnement politique de T.S.Eliot et Ezra Pound. Williams est avec Robert Lowell et Elizabeth Bishop, quelqu’un qui pratique une écriture apparemment plus simple mais bien plus profonde. Je n’ai pas besoin de livres d’analyse pour la comprendre. Once Anything Might Have Happened est ma deuxième pièce sur son œuvre, après Jittering Directions (The Fury of Our Concepts) (2021) pour soprano et orchestre

Il y a aussi chez lui la question du rapport à l’image et à la peinture ?
Il a été catégorisé parmi les poètes imagistes mais il a compris très tôt qu’il avait quelque chose de plus important à dire, notamment en direction du surréalisme. C’est une poésie très musicale et très concise également. J’aime beaucoup cette façon de condenser le discours, un peu comme Bruno Schulz sur lequel j’ai travaillé aussi. Visuellement, ça me rappelle l’art minimaliste de quelqu’un comme François Morellet. C’est très conceptuel mais aussi très évocateur. En tant que musicien, je ne peux pas toujours aller au bout de cette logique minimale. Dans cette pièce, je vois comme une forme de labyrinthe, avec une démarche claire et formelle mais aussi avec des relations de temps. J’ai travaillé précisément la durée de chaque pièce, en suivant une sorte d’organisation rigide et post-sérielle.

Pourquoi ce titre ?
Spring and all est un texte massif et hétérogène. Je voulais extraire une ligne ou un titre de poème. Once Anything Might Have Happened, c’est un titre un peu cliché mais j’aime bien ce côté allusif. J’ai utilisé deux textes tirés d’un autre recueil, An Early Martyr and Other Poems (1935) pour ajouter une mention au cycle des saisons (III. Solstice et VI. The Locust Tree in Flower). Williams parle souvent des phénomènes météorologiques, c’est une poésie assez spontanée. Ces deux extraits sont un peu comme des arias dans un opéra, un moment où le temps est suspendu. J’ai travaillé en combinant les syllabes et les sonorités comme avec une palette de couleurs et d’accents. Les poésies de Williams me laissent de la liberté pour composer, elles ne m’étouffent pas, contrairement à d’autres auteurs de cette période.



Soprano, cor et électronique… comment interagissent-ils ?
Il n’y a pas de vraie cadence et bien souvent, ils forment ensemble une texture. Je réalise là mon vieux rêve de combiner un cor avec une voix de soprano. C’est fascinant pour moi, il y a des similarités épatantes, on peut les mêler complètement et faire en sorte qu’ils se commentent l’un l’autre comme un échange un peu freudien entre conscient et inconscient (contradiction, amour, haine etc.). J’ai pensé utiliser l’électronique afin de bâtir des formes hybrides entre ces deux protagonistes. Le cor n’est pas si présent dans l’électronique. Jean-Christophe Vervoitte est capable de reproduire sur l’instrument de nombreux effets électroniques. On a travaillé la résonance naturelle de la voix et de l’instrument avec des logiciels en temps réel comme DYCI2, Iana (Max sound box) et AudioGuide. À la fin, on est parvenu à une sorte d’interaction flexible entre une soprano qui chante comme un cor et un cor qui ressemble à une voix de soprano, même si le but n’était pas de montrer la virtuosité colorature. C’est un mélange constant et en temps réel, on ne sait jamais vraiment quand on passe du son réel au son électronique.

 

Photos (de haut en bas) : © LUCERNE FESTIVAL/Priska Ketterer / © Anne-Elise Grosbois