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Charmes et envoûtements. Entretien avec James Dillon, compositeur.

Entretien Par Pierre Rigaudière, le 27/09/2021

Outre un attrait évident pour les formes longues, et notamment les triptyques, la musique récente du compositeur écossais James Dillon confirme son intérêt pour l’histoire des idées, les langues et les étymologies. Le rapport qui existe, dans l’alchimie, la magie ou la sorcellerie, entre ce qui est caché et ce qui est révélé stimule son imaginaire musical et apparaît en filigrane dans Pharmakeia qui sera présentée pour la première fois sur une scène française le 6 octobre, à la Cité de la musique.    

James, Pharmakeia est lié à la sorcellerie. Vous intéressez-vous particulièrement aux modes de pensée qui échappent à la rationalité ?
Je suis assurément intéressé par ce qui constitue la pensée. Par exemple, l’acte même de fabriquer est-il une forme de pensée, par opposition à l’expression de la pensée ? Whitehead [1] dit que ce que nous prenons pour de la pensée n’est souvent que la réitération de nos préjugés. Il y a inévitablement une collision entre la magie et la soi-disant rationalité, même si, dans un certain sens, l’une définit l’autre. Je suis fasciné par d’autres histoires, plus complètes dirons-nous, qui peuvent inclure l’alchimie ou la magie.

Suggérez-vous, avec le titre Pharmakeia, l’ambivalence du médicament, qui peut aussi agir comme un poison ?
Pharmakeia peut être traduit par « drogue, poison, sortilège » ; sa variante « pharmakon » désigne soit une substance magique, soit une drogue. Dans sa discussion sur l’écriture et la mémoire, Jacques Derrida cite le Phèdre de Platon : Thot offre au roi Thamus l’écriture comme un « pharmakon » (remède) qui peut suppléer la mémoire. Thamus refuse le cadeau au motif qu’il ne fera qu’engendrer l’oubli.

La présence de bourdons est une caractéristique particulièrement manifeste de votre musique. À quel stade de l’écriture le choix de ces notes polaires intervient-il ?
Souvent, au cours du processus de travail, une polarité émerge et commence à déterminer des aspects du matériau, peut-être là où l’alchimie du son est interrompue par la boussole. J’aime penser au « spectral » dans le double sens du terme, c’est-à-dire à la fois en référence à la série d’harmoniques et comme quelque chose de fantomatique. Il y a peu de choses plus désolantes pour moi que le bourdon, comme cette voix homérique des dieux qui n’émerge que dans un rêve, et qui ne fait que répéter, que « bourdonner » une voix abandonnée et solitaire.

Avez-vous cherché à ritualiser la dramaturgie musicale de la pièce ?
Toute œuvre musicale contient une impulsion rituelle. Le rituel lui-même se trouve quelque part dans la pulsation interne d’une œuvre, équivalent temporel du bourdon. Il est un processus déguisé en cérémonie, mais le seul rituel authentique que la musique puisse invoquer est celui de la musique même, le seul sacrifice étant celui des musiciens qui ont cette unique chance d’embrasser l’instant.

Une partie du matériau des 22 moments imbriqués du premier mouvement de Pharmakeia, « Temenos », apparaît à plusieurs reprises, moyennant des transformations plus ou moins profondes.
Pour moi, la répétition est souvent une question de paramètres changeants, de paramètres suspendus tandis que d’autres restent dynamiques. Elle peut aussi caractériser un mouvement qui semble enfermé dans des séquences où l’attention est temporairement suspendue.

J’organise en constellations de matériaux des vecteurs marqués par des intermèdes, des effacements, des fragments, des allusions qui viennent s’y nicher. C’est un terrain plein de connexions cachées, d’impasses, de surprises et d’obscurités, non pas un terrain théorique mais un terrain d’ontologies musicales. Le défi est de savoir comment en tirer une forme.

« Circé » est le mouvement dans lequel vous brouillez l’intonation par des glissements microtonaux. Est-ce pour des raisons expressives liées au personnage ?
C’est le premier mouvement que j’ai composé, et il fixait le cap pour les trois autres. En tant que personnage, Circé est à la fois tragique et comique et suggère non seulement la plus large des visions, mais aussi la manière de limiter l’expressivité dans les autres mouvements. L’art musical, peut-être plus que tout autre art, est imprégné de la joie intense et de la tragédie de la vie, et j’essaie de planer au-dessus des deux. Il y a toujours une interaction entre une sorte d’érotisme harmonique et une comédie rythmique, des cuts rapides comme un montage entre la corporalité du matériau – ce que Joyce appelle « Visione animata fino allo scoppio » (vision animée jusqu’au point d’éclatement) – et ce qui est révélé.

[1] Alfred North Whitehead (1861-1947) est un philosophe et mathématicien britannique connu notamment pour avoir développé une « philosophie du processus ».

Photos (de haut en bas) : DR / © EIC