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Procession et processus. Entretien avec Enno Poppe, compositeur.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 21/10/2021

 

Le 5 novembre, à la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain présentera, en création française, la nouvelle œuvre pour ensemble de l’un de ses plus fidèles compagnons de route, musicale : le compositeur allemand Enno Poppe. Une composition plus singulière encore qu’on ne pourrait s’y attendre de la part de Poppe, puisque, créée en octobre 2020 par l’Ensemble Musikfabrik (photo ci-dessous) sous la direction du compositeur, c’est en outre sa première création après le long silence imposé par le premier et long confinement.

Enno, Prozession est votre première œuvre créée après le confinement en 2020 : avez-vous été une « victime » de la « folie créative » qui a touché certains pendant cette période d’arrêt forcé ?
J’ai fait le plan de cette pièce voilà cinq ans et j’en avais écrit à l’époque environ 8 minutes. Puis je l’ai remisée dans un tiroir et je l’ai oubliée. J’avais bien d’autres choses à faire. Je l’ai ressortie le premier jour du confinement et j’ai commencé à composer pour ne plus m’arrêter pendant quatre mois. Pendant ces mois hors du monde, j’ai eu le sentiment que toutes les limites de créativité ou de temps étaient levées : il n’y avait plus de concert, plus de déplacement, plus de rendez-vous. Seulement de la composition. Pour cette raison, je n’ai ressenti aucune gêne en écrivant cette pièce de 50 minutes pendant ces quatre mois, ce qui ne m’était encore jamais arrivé. Ça s’est fait comme ça. Je ne crois pas en avoir été victime, mais vous avez raison, c’était bien une forme de folie créatrice, causée par le vide ambiant.

Je sais que vous n’aimez pas expliquer vos titres, mais le terme de « Prozession » convoque immédiatement, du moins en français, un imaginaire religieux : la pièce a-t-elle affaire avec le spirituel ?
D’un point de vue strictement technique, la pièce se compose de neuf parties, chacune s’ouvrant par un duo (I : flûte et violon 2, II : cor et orgue Korg BX3, III : hautbois et alto, IV : trombone et guitare électrique, V : saxophone et violoncelle, VI : trompettes 1 et 2, VII : clarinette contrebasse et contrebasse, VIII : violon 1 et cordes, IX : orgues Korg BX3 1 et 2). Donc tous les musiciens, sauf les percussionnistes, sont impliqués dans l’un de ces duos, deux par deux. Concernant la spiritualité : oui, elle est bien présente dans la pièce, mais je ne saurais dire sous quelle forme exactement. Il faut écouter. La pièce est comme un flux immense qui ne s’arrête jamais.

Les percussions semblent donc y avoir une place à part : dans une interview que vous nous avez accordée l’an passé, vous disiez que cette nouvelle pièce leur ferait la part belle. Est-ce le cas effectivement ?
Oui. Les quatre percussionnistes jouent sans interruption pendant les 30 premières minutes ! Et plus ils jouent, plus la percussion s’impose au centre de la procession. Est-ce une fanfare qui ne marche pas ? Sont-ils en transe ? Je ne saurais le dire.

Le terme de « Prozession » est également très proche sémantiquement de celui de « prozess » (processus), qui a de forts sous-entendus musicaux (et informatiques d’ailleurs).
Comme dans nombre de mes pièces, j’enclenche ici un processus, puis je laisse la musique grandir, et grandir encore. Parfois, j’ai besoin de l’arrêter et de recommencer. Mais ici, le processus se déploie d’un bout à l’autre de la pièce : la première partie dure deux minutes et demi, la dernière, pas loin de dix minutes. Quand la musique vit, elle porte toujours en elle une forme de croissance. Mon travail est d’entretenir le flux et de le couper quand nécessaire.

 


La microtonalité joue un rôle croissant dans votre musique — elle semble souvent être pour vous un moyen de jouer avec les mémoires ou souvenirs musicaux du public — : est-ce toujours le cas ici ?
Oui, cette pièce est pleine de microtonalité. Au cœur du dispositif sont deux orgues Korg BX3, qui sont accordés en huitièmes de ton. Chaque section commence avec des lignes et des mélodies et s’achève avec des accords. La pièce se referme sur un champ apparemment infini d’accords microtonaux, dans lequel l’auditeur s’égare totalement. On n’aura jamais le sentiment d’une intonation juste ou fausse, rendant toute notion de mémoire musicale absolument inutile.

Quelle place cette pièce occupe-t-elle dans votre parcours ?
C’est d’abord manifestement la plus longue pièce à processus unique que j’aie jamais composée. Pour mes autres pièces d’envergure, j’ai toujours eu besoin de davantage d’idées et de matériaux différents. Cette pièce n’est pas pour autant réductionniste, car elle met en œuvre une grande variété de gestes, de mélodies, d’harmonies et ainsi de suite. Mais tout semble participer d’un même esprit, ce qui est nouveau pour moi.

 

Photos (de haut en bas) : © Astrid Ackermann / DR