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Voix active. Entretien avec Agata Zubel, compositrice et chanteuse

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 30/10/2018

Entrée avec éclat (et fracas) dans le répertoire de l’EIC  avec le percutant Double Battery en 2016, la compositrice et chanteuse Agata Zubel est l’une des têtes de file de l’avant-garde polonaise, en même temps que l’une de ses plus fantasques représentantes. Elle figure ce mois-ci au programme d’un concert très spécial célébrant le centenaire de l’indépendance polonaise le 11 novembre 2018 au Carreau du Temple.

 

Agata, vous êtes à la fois compositrice et chanteuse. Cette « double casquette » a-t-elle une influence sur votre approche des œuvres avec voix et/ou d’après un texte ?

Disons que j’aime beaucoup cela, que cela me vient naturellement et qu’on m’en commande assez souvent. Cependant, je ne pense pas que cela change véritablement ma manière de composer. Pour chaque texte sur lequel je travaille, je dois imaginer une approche adaptée.

Qu’en a-t-il été de votre pièce Aforyzmy na Miłosza (« Aphorismes sur Miłosz »), que vous avez chantée avec l’EIC l’an passé, et que l’Ensemble reprendra avec la soprano Hélène Walter pour ce concert ?

Cette œuvre est une commande d’un festival de Cracovie, à l’occasion des célébrations du centenaire de la naissance du poète Czesław Miłosz, en 2011. Lorsque j’ai reçu cette commande, ma première mission a été de trouver un texte propice à la composition d’une pièce musicale. Je me suis donc mis à (re)lire son œuvre poétique.
La plupart du temps, pour mes œuvres avec voix, je choisis un texte d’un seul tenant, sur lequel je m’appuie, sans dévier, pour élaborer la structure de la partition. Ici, c’est un peu différent car mon dévolu s’est porté sur des phrases très courtes, véritablement un florilège d’« aphorismes », glanés çà et là dans divers poèmes, extraits de différents recueils. C’est justement la variété, la finesse et la spiritualité de ces aphorismes qui m’a séduite et m’a inspiré une série de miniatures.

Le livret que j’ai constitué n’est donc nullement un poème conçu comme tel par Czesław Miłosz. Mon but n’était pas non plus d’élaborer un texte cohérent à partir de bribes de sa poésie. Et pourtant, quelque chose comme un message se dégage de la pièce, comme un regard lucide sur ce sentiment de supériorité dont se targue le genre humain sur les autres êtres vivants et sur la nature dans son ensemble. L’idée générale est que ce sentiment est illusoire : nous ne sommes pas si intelligents que cela, et il nous faut certainement travailler à une plus grande harmonie avec notre environnement.

Le concert au cours duquel l’EIC reprendra votre œuvre fait partie des célébrations du centenaire de l’indépendance de la Pologne en 1918. Vous partagez d’ailleurs l’affiche avec quelques-uns de vos aînés, comme Karol Szymanowski. Vous sentez-vous proche de cet héritage musical polonais ?

Je ne sais pas. Sans doute pas de Karol Szymanowski, en tout cas, dont je suis assez éloignée dans le temps. Mais de Witold Lutosławski certainement — même si celui-ci ne figure pas au programme du concert. Lutosławski est une grande figure tutélaire de la musique polonaise. Nombre de compositeurs de ma génération — c’est sans doute différent pour les plus jeunes — ont été influencés par sa musique et sa pensée. En revanche, je ne pense pas être la meilleure juge pour déterminer si je réinvestis cet héritage dans ma propre musique.

Pourriez-vous nous donner un aperçu de la scène contemporaine polonaise aujourd’hui ?

Là encore, en tant que compositrice, je ne suis pas certaine d’être la mieux placée. De mes observations, je peux toutefois constater que la vie musicale en Pologne est très riche. Les concerts et festivals de musique contemporaine se multiplient, ainsi que les ensembles qui aspirent à la jouer. Et, avec eux, les opportunités pour les jeunes compositeurs d’être joués. Bien sûr, avec un tel vivier d’acteurs, divers styles et esthétiques se développent. Le temps où l’avant-garde relevait d’une ou plusieurs grandes idées ou courants (nouvelle complexité, spectralisme, etc.) a passé. Aujourd’hui, la variété est telle qu’on peut emprunter au passé ce qui nous plait, et seulement ce qui nous plait, pour trouver ensuite sa propre voix et exprimer ce qu’on a à dire. C’est sans doute le cas partout dans le monde, mais c’est certainement vrai en Pologne : l’ouverture extrême de notre monde, cet accès illimité qu’il offre à toutes les propositions, bouleversent les approches de la création.

 

Photos (de haut en bas) : © Sabine Hauswirth/ © EIC