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Préludes à l’opéra – entretien avec Jonathan Harvey

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/01/2006

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la légende bouddhique d’Ananda et Prakriti ?
À travers Wagner. Depuis des années, je m’intéresse au projet qu’il avait de composer un opéra sur cette légende indienne. Au moment de sa mort, il l’évoque dans l’essai qu’il était en train d’écrire. Elle se retrouve ainsi au cœur de ses tout derniers mots, avant l’attaque cardiaque qui l’emporta deux heures plus tard. Je fais donc entrer cette histoire fascinante qui passionna tant Wagner dans le contexte de sa propre mort. L’histoire elle-même est celle d’un amour, en fait d’un « attachement » entre une jeune paysanne, Prakriti, et le cousin et disciple favori du Bouddha, Ananda. Mais celui-ci est tenu par certaines valeurs qui concernent sa vie de moine, et la situation douloureuse qui en résulte est éclairée par le Bouddha de manière très touchante – elle séduisit beaucoup Wagner – parce qu’elle fait appel aux vies antérieures des deux personnages. Représenter musicalement, au moyen d’un ensemble de leitmotive qui leur seraient associés, des vies antérieures aussi bien que des vies présentes attirait Wagner, qui pensait élaborer une trame orchestrale à partir de cette double signification.
 
Ces références ont-elles un lien avec votre propre vie de compositeur ?
Depuis longtemps, mais plus particulièrement ces dix dernières années, je m’intéresse au bouddhisme, dont les liens avec la musique, et bien sûr avec mon propre travail de composition, sont très profonds. La musique possède une grande capacité à exprimer l’expérience d’une vision bouddhique. En tout cas, la musique figure le vide, c’est-à-dire l’absence, en dehors de l’esprit, d’une existence inhérente aux phénomènes, y compris le moi. C’est sans doute vrai dans une certaine mesure de tous les arts, mais je pense que c’est la musique qui le fait le plus fortement. De même, des concepts associés comme l’impermanence sont clairement le sujet principal de la musique – de la bonne musique, non de la musique banale –, de la musique que nous ressentons comme ambiguë et intéressante. Ceci mis à part, le sentiment de tranquillité, en retrait du monde voué à l’attachement, du monde de l’aversion, de l’ignorance et de la confusion face à ce qui est réel, le sentiment d’aller au-delà de tout cela, s’intensifie toujours plus dans ma musique – et j’espère dans ma vie aussi – depuis de nombreuses années.
 
Dans votre livre In Quest of Spirit, vous envisagez la musique électronique comme particulièrement apte à transmettre la vie intérieure des sons et la dimension spirituelle de la musique…
Les techniques électroniques permettent de souligner l’impermanence de la musique, car chaque son peut se transformer très facilement en un autre son, ou en quelque chose de tout à fait nouveau, ce qui nous fait prendre conscience que rien n’existe véritablement en tant qu’objet en soi. Une sonorité peut sembler un objet identifiable, solide, mais tout se modifie rapidement en musique, et plus encore avec l’aide de l’électronique. Les choses se dissolvent, se métamorphosent. Cela donne l’impression magnifique d’approcher la sérénité et ce qui l’accompagne, c’est-à-dire la lumière. Ce qui m’importe dans l’électronique, c’est que chacun puisse percevoir ce qu’on appelle une impression de lumière dans le son. On utilise très souvent cette analogie, et je pense que chacun la comprend. Il y a de la musique pesante et il y a de la musique remplie de lumière. Donc, pour moi, bien que sombre parfois, l’électronique est aussi très utile pour révéler le lieu de passage vers la légèreté d’être.
 
Le choix de certains champs harmoniques joue un rôle important dans votre écriture : comment les utilisez-vous dans le contexte de cet opéra ?
J’aime utiliser des champs harmoniques, parfois pour une assez longue durée. On a ainsi le sentiment que les choses bougent, parfois même très vite en détail, alors qu’elles restent fondamentalement stables, ce qui montre les deux niveaux de réalité que distingue le bouddhisme : la réalité conventionnelle, qui est celle dans laquelle nous vivons, souvent très rapide et détaillée ; et la réalité fondamentale, qui la transcende, la dévoile, lorsqu’elle est sereine et existe en tant qu’ « innommable » et « indécidable » – en fait, en tant que vide. Les champs harmoniques sont donc eux aussi un symbole, très utile dans la musique dramatique. Je ne pense pas que ma musique soit statique, elle est très enlevée et énergique ; mais derrière cette énergie, il y a souvent un autre niveau, la qualité statique des champs harmoniques. Même pour une œuvre de grandes proportions comme un opéra, un nombre restreint de champs harmoniques suffit à donner une sensation de diversité et cependant d’unité. On peut dire peut-être que tout a son origine dans ces quelques ambiances ; chaque champ harmonique recèle une ambiance particulière, un climat spirituel particulier. L’un est, par exemple, très harmonieux et symétrique, l’autre assez tendu, entre ces deux extrêmes il y en a encore quelques autres, et cela suffit à tout.
 
Propos recueillis par Véronique Brindeau
Traduction Miriam Lopes