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Entretien avec Pierre Jodlowski

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/01/2002

« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », écrivait Montaigne. Pierre Jodlowski, compositeur toulousain récemment présenté au festival Musica de Strasbourg et à Agora 2000 avec une composition pour le film La Grève, d’Eisenstein, donne au mot un sens tout personnel dans Barbarismes, trilogie de l’an mil, interprété le 13 mars prochain par l’Ensemble intercontemporain à la Cité de la musique. Le compositeur y fait résonner un imaginaire médiéval, dont il nous livre ici quelques échos.
 
Vous avez donné à votre prochaine création le titre de : Barbarismes, trilogie de l’an mil. Quel sens donnez-vous au mot « barbarisme » ?
Du point de vue linguistique, « barbarisme » désigne une faute de vocabulaire, une impropriété. Des écrivains, des poètes l’ont employé à des fins créatives, pour jouer avec la langue. Cette idée de tricher avec des règles m’intéresse, qu’il s’agisse de règles établies dans la musique occidentale contemporaine, ou de règles plus personnelles. Le mot « barbarisme » a été une stimulation initiale pour reconsidérer, réinventer certaines de ces règles. Mais le barbarisme linguistique n’est en fait qu’une transposition d’une notion présente chez les Grecs, qui considéraient comme « barbare » tout ce qui leur était étranger : est barbare tout ce qui n’est pas de notre propre culture, de notre propre « usage », disait Montaigne.
 
Comment cette problématique se répercute-t-elle dans la pièce ?
Il y a un premier niveau exutoire, cathartique. La musique a toujours été pour moi un moyen de m’exprimer. On a pu parfois m’en faire le reproche, mais je reste fidèle à cette idée. Il y a beaucoup de choses que j’ai du mal à exprimer avec la parole, et je considère que la musique est un moyen d’apporter des réponses. L’autre niveau concerne le rapport au Moyen Âge. Que ce soit par les images vidéo ou par certains films, notre époque continue d’entretenir un imaginaire médiéval très simplifié, réduit à des sortes d’icônes, comme les trois personnages que j’ai choisis : le chevalier, le fou du roi, le roi. J’avais probablement envie de me reposer sur autre chose que sur des méthodes de composition, des techniques et, si ce n’est sur un support narratif, du moins sur un parcours jalonné de moments, de situations, qui sont d’ailleurs repérables dans les sous-titres : la basse ville, la cour du roi, la danse du fou, etc. Ce qui me passionne dans la littérature médiévale, et qui trouve vraiment un écho dans cette musique, c’est la densité de l’action.
 
Est-ce vous qui avez réalisé les prises de sons, celles de la forge, de l’orage ?
Oui, quasiment toutes. J’ai utilisé quelques bandes sons de films pour des situations très particulières, telles que des combats avec de nombreux participants, mais j’ai fait en sorte que ces sons-là soient extrêmement transformés, et ce sont plutôt des couleurs. Par contre, l’orage, les bruits de pas, les halètements de voix, qui sont très identifiables, je les ai enregistrés moi-même, et c’était très important pour moi au niveau du processus de composition. Pour le mouvement intitulé « une forge », j’ai vécu quelques jours chez un forgeron qui travaille à l’ancienne, et c’est là que j’ai réalisé les prises de sons, avant d’imaginer que le personnage du chevalier se rendait chez ce forgeron pour y forger son épée, ou son bouclier. J’ai aussi passé une journée dans une écurie, avec les chevaux à côté de moi, et je crois que c’est irremplaçable. Si j’ai dédié la pièce aux chevaux et aux arbres, ce n’est pas pour rien : leur présence changeait vraiment ma vision du monde, des choses, au moment de la composition de la pièce.
Vous avez réalisé plusieurs pièces électroacoustiques mixtes. Quelle a été pour vous l’importance de la musique concrète ?
J’ai composé peu d’œuvres qui soient purement instrumentales ou électroacoustiques ; la musique mixte, ou du moins le mélange de plusieurs espaces artistiques, la danse, le théâtre, l’image, etc., est donc mon domaine de prédilection. Au départ, la musique concrète n’a pas du tout comme postulat d’évoquer le concret. Le discours de Pierre Henry et de Pierre Shaeffer était très clair à ce niveau-là : on enregistrait des locomotives, ou des casseroles, mais ce qui était important, c’était le rythme, les hauteurs, et non les locomotives ou les casseroles elles-mêmes. En 1995, j’ai composé une pièce intitulée L’envers du décor, dans laquelle j’ai choisi la démarche inverse, en partant de sons totalement abstraits, par exemple des sons instrumentaux, ou des sons enregistrés non identifiables en tant que tels, pour aboutir à évoquer des situations concrètes par le biais de l’écriture. En ce sens, je crois que le théâtre a beaucoup à nous apporter : avec des décors faits de bouts de bois, de carton, parfois juste un éclairage, on parvient à simuler des espaces complètement virtuels. Je me souviens d’avoir assisté à Toulouse à une mise en scène de Quai ouest, de Koltès, avec pour tout décors des pendrillons, des panneaux de bois, et pourtant, il était évident qu’on se trouvait dans un port ! Cette question du seuil de la référence, de son apparition, m’intéresse beaucoup, et on trouve cela dans certains passages de Barbarismes. A un moment donné, un son d’orage s’impose, seul, sans instruments, tandis que dans des situations plus complexes, on percevra plutôt des émergences, sans pouvoir isoler des sons d’épées, de tôles ou de chevaux. C’est cette ambiguïté-là qui m’intéresse. Pour le film La Grève, d’Eisenstein, j’ai procédé un peu de cette façon, selon une dialectique entre la référence pure et une référence musicalisée, transformée. Cette ambiguïté très forte sur la provenance des sons, des sources, des énergies, constitue pour moi le propre de la musique mixte.
Pourquoi avoir indiqué en sous-titre de la partition « pour piano virtuel et ensemble » ?
Derrière cette expression, j’ai voulu désigner un instrument physiquement absent : un son de piano peut être aussi « référentiel » qu’un son d’orage, et un accord peut faire résonner, pour certaines personnes, autant de choses qu’un bruit de feuilles… Personnellement, j’entretiens un lien très fort avec les éléments naturels, avec le lieu où j’habite, et le vent me parle autant que le répertoire pour piano. Ce qui m’intéresse, c’est de faire des propositions qui résonnent dans l’imaginaire.
Parmi vos « sources », on est frappé par la présence de voix dans plusieurs de vos œuvres, de voix d’écrivains en particulier, celle d’Hemingway ou d’Artaud. Quelle est la place des mots dans votre œuvre ?
Effectivement, les mots ont toujours été très présents dans ma musique, que ce soit au niveau du son lui-même ou de la lecture de certains textes, qui sont un point de départ très libre. Pour Barbarismes, il y a la lecture de Tristan et Iseult, de Perceval, etc. Par ailleurs, je ne suis pas du tout attiré par l’opéra, peut-être parce que, là plus que partout ailleurs, on ressent le poids des règles. Je suis plus attiré par l’acteur que par le chanteur d’opéra. Mais le Lohengrin de Sciarrino m’émerveille, tout comme certaines pièces électroacoustiques comportant un travail vocal très riche, comme L’Apocalypse de Jean de Pierre Henry, ou certaines pièces de Francis Dhomont. Dans Barbarismes, j’utilise la voix des percussionnistes, et la bande contient aussi beaucoup de voix : la mienne, d’autres, des cris. Tout ce domaine fait vraiment partie de mon imaginaire.
Vous intéressez-vous au théâtre musical ?
Pas comme à un genre en tant que tel. Mais j’y trouve une force de proposition scénographique qui manque à la musique d’aujourd’hui, qu’elle soit classique ou contemporaine. Je n’ai que trente ans, mais je me suis déjà trop ennuyé au concert. Dans le cadre de la structure que j’ai fondée à Toulouse, SAM (Structure d’Action Musicale), nous avons créé le festival Novelum, il y a quatre ans, avec des moyens modestes, en privilégiant le travail scénographique sur quelques concerts. Ce n’est pas du tout une question de démagogie, mais un vrai souci artistique. Dans un certain contexte, serrer la main du premier violon c’est comme avoir une perruque… Pour ma part, je vais souvent au théâtre, mais les « trois coups », je ne les ai jamais entendus, cela ne m’intéresse pas.
 
Propos recueillis par Véronique Brindeau