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“Time & Money”. Entretien avec Pierre Jodlowski, compositeur.

Entretien By Jérôme Provençal, le 28/11/2023

Si elle a été créée il a presque vingt ans, en 2004, Time & Money de Pierre Jodlowski est une œuvre toujours aussi actuelle. À l’occasion du Grand Soir Numérique du 8 décembre à la Cité de la musique, inscrit dans le cadre de Nemo, Biennale internationale des arts numériques, cette pièce saisissante pour percussion, électronique et vidéo est à nouveau jouée (dans tous les sens du terme) par le percussionniste Samuel Favre, opérant ici comme soliste au sein d’un dispositif multimédia sophistiqué.

Time & Money constitue le deuxième volet d’un triptyque, initié avec People/Time et terminé avec Labyrinthe. Comment les trois œuvres sont-elles reliées entre elles ?
Les pièces de ce triptyque véhiculent une investigation sur la société moderne, le temps, le capitalisme, notre rapport au monde, nos relations les uns aux autres… L’ensemble a donné lieu à un spectacle multimédia, intitulé Lifetime et créé en 2007. Assez rapidement, dans le cadre de mon travail de recherche musicale, j’ai eu envie de créer des spectacles car je trouve que les concerts de musique contemporaine peuvent, du fait de leur configuration, apparaître parfois un peu fastidieux. Pour moi, un concert est avant tout une situation théâtrale, avec des corps en scène. C’est pour cette raison que j’ai commencé à concevoir des pièces pouvant in fine être réunies dans une création scénique plus large.

Pour parler plus précisément de Time & Money, d’où est venue l’idée d’une création axée sur le rapport dialectique entre le temps et l’argent ?
La question du rapport temps/argent s’est imposée à moi dès que j’ai commencé à travailler. Après avoir terminé mes études, j’ai monté un studio de création musicale à Toulouse, le studio Éole. Je ne suis pas entré dans la vie active par la porte de l’enseignement, comme c’est souvent le cas pour un compositeur. Je voulais développer un studio, organiser un festival, créer des événements… Cela m’a directement confronté à un environnement professionnel très intense, où le rapport au temps et à l’argent était déterminant pour avancer. Ce rapport peut s’avérer dangereux et aliénant car nous pouvons être tentés d’aller toujours plus vite et être toujours plus productifs. Or, il y a un paradoxe avec l’activité de création, où le temps est au contraire assez incontrôlable, en ce que composer n’est pas une science exacte ! Ces questions m’ont toujours accompagné, elles sont inhérentes à nos vies aujourd’hui.

Suivant quels axes avez-vous construit la partition musicale ?
La pièce peut se scinder en deux grandes parties. Durant à peu près cinq minutes, la première partie consiste en une longue introduction, très théâtrale, qui met en scène un individu, seul, en train de tapoter sur sa table de travail comme s’il attendait quelque chose. Je suis vraiment parti d’une situation théâtrale pour réaliser la composition musicale – un principe qui s’applique à mon processus créatif en général. Ensuite, j’ai utilisé et déployé des outils de composition classiques. Dans la seconde partie, le ou la percussionniste se déplace pour aller s’installer à la batterie. J’ai une longue pratique du jazz et du rock. À l’époque où j’ai conçu Time & Money, j’avais à cœur d’inscrire cette part de mon histoire dans ma pratique de compositeur. C’était aussi une façon pour moi de suggérer que le rock et le jazz peuvent tout à fait intégrer le champ de la musique contemporaine. On voit très bien aujourd’hui que cette hybridation s’opère de plus en plus, que les frontières s’estompent.


Comme dans nombre de vos créations, la vidéo occupe une place essentielle.
Oui, tout à fait. La vidéo de Time & Money a été élaborée en collaboration avec Vincent Meyer, qui était alors un jeune artiste travaillant à Toulouse. C’était le début des années 2000, les images de synthèse devenaient plus simples à générer. J’ai fait écouter à Vincent les prises de son déjà réalisées, en particulier les prises de son de pièce de monnaie. Nous avons commencé à rêver de mettre en scène une pièce de monnaie en images de synthèse. La vidéo s’inscrit dans un dispositif scénographique qui intègre également un cube noir servant de support percussif.

À la création de la pièce, la partition de percussions et batterie a été interprétée par Jean Geoffroy. Dans le cadre du Grand soir numérique, elle va être jouée par Samuel Favre (photo ci-dessous), soliste de l’Ensemble intercontemporain, et d’ailleurs élève de Jean Geoffroy. Vous avez déjà partagé des expériences musicales avec lui, j’imagine ?
J’ai déjà travaillé avec Samuel mais uniquement sur des pièces que j’avais écrites pour l’Ensemble intercontemporain. C’est la première fois que je le rencontre en tant que soliste. Il connaît très bien l’histoire de la pièce. Je suis ravi qu’il la joue. Sauf erreur de ma part, il n’a encore jamais eu l’occasion de le faire. C’est une pièce qui sollicite intensément le ou la percussionniste. Je suis vraiment curieux d’entendre et de voir comment Samuel va la restituer.


Time & Money
a été créé en 2004, il y a donc près de 20 ans. Quelle résonance, à vos oreilles, l’œuvre prend-elle dans le monde actuel ?
J’y perçois une dimension presque prémonitoire. Quand j’ai composé la pièce, internet était encore balbutiant, les réseaux sociaux n’existaient pas, les smartphones non plus… On se rend compte que ces outils prétendument de communication, apparus depuis, sont plutôt des outils d’aliénation. On ne communique plus, en fait. Le sentiment de course effrénée contre le temps, de submersion continue, semble encore plus tangible aujourd’hui.

Comment la situez-vous dans votre parcours de compositeur ?
A posteriori, elle m’apparaît comme une pièce emblématique. Elle contient tout ce que j’aime faire. D’abord, l’inscription théâtrale de la musique – vraiment une problématique majeure de la musique contemporaine, selon moi. Ensuite, la mise en perspective dans une réflexion plus vaste excédant le strict champ musical. Enfin, une très grande énergie, qui traverse l’ensemble de ma pratique.

 

Time & Money ; interprétation Jean Geoffroy. 

 

Photos (de haut en bas) : © Gilles Vidal / © Anne-Elise Grosbois