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D’une culture à l’autre. Entretien avec Yang Song, compositrice.

Entretien By Michèle Tosi, le 28/11/2023

Le 8 décembre prochain, partageant l’affiche du Grand Soir Numérique à la Cité de la musique avec Edgard Varèse et Pierre Jodlowski, la compositrice chinoise Yang Song présentera Les adieux de la concubine. Une œuvre pour onze musiciens, sampleur et électronique, fortement imprégnée de la culture de l’opéra traditionnel chinois.   

Yang Song, vous vous êtes formée au Conservatoire central de musique de Pékin avant de terminer vos études de composition en Europe, et l’on sent dans chacune de vos œuvres le désir de vous situer à la croisée des deux traditions, occidentale et asiatique…
Depuis mon arrivée en Europe en 2016 et vivant aujourd’hui à Paris où je mène désormais une activité de compositrice indépendante, je n’ai presque plus jamais composé pour les instruments chinois. Mais je trouve qu’il y a toujours dans ma musique des éléments liés à la musique de mon pays qui ne sont pas forcément rattachés à la lutherie ou à la gamme pentatonique. J’essaie toujours d’explorer de nouvelles possibilités. Dans ma pièce de 2021, Phoenix Eye, Dragon Eye (vidéo ci-dessous), réalisée durant mon année de cursus à l’Ircam, j’ai trouvé très efficace de me concentrer sur l’aspect abstrait du geste instrumental comme interface, outil de transduction entre deux cultures différentes : du guqin, cithare traditionnelle chinoise, à l’occidental violoncelle, et vice-et-versa. Je suis même allée chercher au-delà de la musique chinoise en utilisant des éléments de Sanjo coréen ou de chant diphonique de Mongolie. Cette année, je travaille sur une pièce pour quinze musiciens qui fait appel à l’Umngqokolo, un art vocal traditionnel africain. Les musiques du monde entier sont pour moi une source d’inspiration permanente.

Pouvez-vous nous parler du projet et de la genèse de Les adieux de la concubine, commande de l’EIC et de l’Ircam ?
Elle s’inspire de l’opéra de Pékin, la forme emblématique de l’opéra chinois qui combine musique, performance vocale, mime, danse et acrobatie. J’ai toujours été impressionnée par les voix féminines de cet opéra et, pour cette collaboration avec l’EIC, j’ai eu envie de créer une pièce transculturelle qui utilise le langage musical contemporain et l’informatique.

Y a-t-il une histoire racontée comme dans l’opéra ?
La pièce s’articule autour d’un personnage précis. Son nom est Yu Ji : elle est la dernière reine de la dynastie Chu (704-223 avant notre ère) dont le maître de l’opéra de Pékin Mei Lanfang nous raconte la destinée tragique dans son livre Adieu ma concubine. J’utilise certains passages du récit de Yu Ji qui apparaissent sous forme d’échantillons sonores et guident la dramaturgie. J’ai voulu ce personnage féminin fort, courageux et aimant, le symbole du mouvement anti-guerre.

Comment avez-vous envisagé cette rencontre entre l’univers instrumental et le monde opératique ?
Les adieux de la concubine est une co-commande de l’EIC et de l’Ircam qui me soutient dans la production de la partie électronique. J’y ai travaillé dans les studios de l’Institut avec le réalisateur en informatique musicale (RIM) Joãn Svidzinski. Ma pièce comprend à la fois des sons fixés et du traitement en temps réel. J’ai voulu, grâce à l’informatique, explorer avec les solistes de l’EIC la « vocalité » des instruments, en faisant passer l’intonation du chant dans le geste instrumental. J’ai invité les flûtiste, clarinettiste, trompettiste, corniste, altiste et violoncelliste de l’Ensemble au studio pour des expérimentations sonores et des enregistrements. Et je leur ai demandé d’imiter le caractère poétique du chant à partir des échantillons de la voix. J’ai ensuite travaillé en studio avec le RIM pour interpoler ces échantillons de voix et d’instruments avec les moyens électroniques pour créer de nouveaux samples.

L’idée est de réaliser une sorte de « dégradé » (son hybride) entre le timbre des instruments et la proposition originale du chanteur d’opéra. Cela élargit les possibilités de fertilisation croisée entre des éléments d’origines culturelles et stylistiques différentes. L’un de mes objectifs principaux était de créer un « chanteur virtuel » qui s’incarne à travers le processus de spatialisation : donner l’illusion qu’il se promène dans les rangs du public, chante, parle, se déplace et fait même entendre le bruit de ses pas et celui de son costume lorsqu’il bouge.

Dans la réalisation finale de la pièce, l’électronique agit sur trois niveaux : celui de l’échantillonneur d’abord qui fait entendre la voix du chanteur de l’Opéra de Pékin (Tsing Yi[1]) ainsi que des variantes de sa voix mêlée à d’autres instruments. La pièce fait appel à un synthétiseur qui va convertir en temps réel des passages de clarinette, trompette et alto en matériau vocal faisant écho aux échantillons. Enfin, certaines parties de la pièce bénéficient de traitements électroniques en direct pour servir la dramaturgie et exploiter la dimension émotionnelle du timbre.


On remarque, dans l’écriture des cordes ainsi que dans celle des vents, l’importance du glissando, proche de la vocalité des personnages de l’Opéra de Pékin. Existe-t-il d’autres gestes instrumentaux qui traduisent cette présence sous-jacente de la voix dans la partition ou qui évoquent le son d’un instrument traditionnel ?
Absolument. Le geste du vibrato et du glissando reproduit celui du chant dans l’Opéra de Pékin. C’est une manière d’approcher cette forme d’art traditionnel et de la faire entendre au public. Bien sûr, ce n’est pas un processus facile car le chant dans ce spectacle traditionnel est souvent improvisé alors que mon écriture est entièrement fixée, avec microton et notation rythmique précise. J’ai également recours à de nombreux modes de jeu sur les instruments pour obtenir les effets dramatiques souhaités. La harpe établit, elle aussi, une correspondance particulière avec la cithare asiatique tel le guzheng chinois, le koto japonais ou le gayageum coréen. J’utilise à dessein des techniques de jeu étendues sur cette harpe pour évoquer les sonorités de l’instrument oriental. De plus, dans les parties de flûte et de cor, je demande aux interprètes de chanter et de jouer en même temps, ce qui donne au son une qualité chaleureuse et douce qui semble provenir de la voix humaine.

L’intervention du piano, marcato et forte au milieu de l’œuvre, semble revêtir une signification particulière dans la dramaturgie…
Oui, cette partie de piano est particulièrement significative. L’Opéra de Pékin est un art du spectacle qui combine la parole, le chant, la danse et les acrobaties. Les parties dansantes et acrobatiques sont hautement rythmiques et accompagnées de percussions. J’utilise les ressorts des deux registres extrêmes (grave et aigu) du piano pour exprimer une tension dramatique dans cette section médiane. Je rappelle que la pièce suit en partie l’histoire de l’opéra classique de Pékin, Adieu ma concubine (霸王别姬), qui décrit une scène de guerre avec danse et acrobaties comme processus de jeu. Ce à quoi participe le piano.

Il est demandé aux instrumentistes à plusieurs reprises au cours de l’œuvre, de murmurer…
Je voudrais que ces chuchotements entretiennent un paysage sonore ambiant et mystérieux en lien avec la psyché du personnage. C’est une chose que je compte approfondir avec les musiciens lors des répétitions. 
Mon intention est de présenter au public ce drame classique de l’Opéra de Pékin du point de vue d’une figure féminine qui a réellement existé dans l’histoire et à travers un langage musical contemporain. Il ne fait aucun doute que ce drame est une tragédie mais j’espère que cette voix apportera un peu de lumière sur le monde d’aujourd’hui.

[1] Tsing Yi (également écrit Qingyi en anglais) est un type de rôle de Dan. Dan est le nom général des rôles féminins dans l’Opéra de Pékin, faisant souvent référence aux rôles principaux. Ils peuvent être joués par des acteurs masculins ou féminins. Dans ma nouvelle pièce, les échantillons de voix ont été enregistrés par un joueur de Tsing Yi, qui joue le même type de rôle que Yuji dans le drame original.

Photos ( de haut en bas) : DR / (c) EIC