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Trois en un. Entretien avec Sylvain Marty, compositeur.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 10/03/2023


S
amedi 11 mars, l’Ensemble intercontemporain participe au « Tremplin de la création » à la Philharmonie de Paris : une journée entière de création au cours de laquelle trois ensembles présentent une nouvelle génération de compositrice·eur·s, venu·e·s des quatre coins du monde. En guise de bouquet final, les trois ensembles (EIC, Multilatérale et Cairn) se retrouveront dans Jet d’eau, commande passée au compositeur Sylvain Marty. Rencontre avec un musicien qui a trouvé dans la philosophie et les mathématiques de quoi penser sa musique.    

Sylvain, vous avez fait de la philosophie et du jazz : qu’avez-vous retenu de l’une et l’autre pratique pour votre métier de musicien et de compositeur ? Vous avez également pratiqué l’improvisation dans des contextes très variés : a-t-elle une place dans votre processus de création actuel ?
La philosophie est avant tout un outil pour rendre compte rationnellement de l’organisation de ma musique. Je pense notamment à un travail de recherche sur la phénoménologie du mouvement que j’ai effectué il y a peu. Le concept d’acteur-réseau[1] m’a ainsi aidé à mener une analyse du mouvement, du terrestre, du corps et du swing et à retranscrire ces données dans mon travail de composition. Ce concept m’a aussi permis de concevoir le tout comme agencement d’acteurs-réseaux et de trouver ainsi une sorte de fluidité formelle. Le réseau permet de circuler librement entre macro et micro et de changer d’échelle en permanence. Un élément sonore local et isolé peut soudainement se ramifier à de nombreux objets et figures sonores pour devenir très présent au niveau global.
Pour ce qui est du jazz ou, plus précisément, du jazz contemporain et du free : il me serait difficile d’établir avec justesse tout ce que j’ai appris grâce à ces pratiques et dans quelle mesure cela irrigue mon écriture. Sans aucun doute : l’importance du rythme comme moyen de sculpter le mouvement, le swing (dans sa forme contemporaine) comme balancement et rebondissements entre divers fragments sonores, la précision dans la recherche de nouvelles textures et modes de jeux, et plus globalement, une très grande attention apportée au geste musical.

Comment vous êtes-vous décidé pour les musiques plus écrites ?
Cela vient évidemment d’un besoin de contrôle formel, à la fois sur la globalité de l’œuvre et d’un point de vue micro-structurel (même si le micro et lemacro sont constamment reconfigurés dans mon travail) afin de générer la musique dont j’avais l’intuition. D’autant que, lorsque je commence une pièce, j’ai besoin de choisir en amont des éléments sonores avec un timbre et un profil morphologique particulier que je distribuerai dans l’espace et soumettrai à différents mécanismes gestuels. Cela suppose tout un travail qui ne peut pas s’inscrire dans le temps de l’improvisation.


La commande de votre nouvelle œuvre, Jet d’eau (photo ci-dessus), spécifiait une pièce pour trois ensembles : comment avez-vous conçu le dialogue entre eux  ?
Je me suis permis de procéder à un léger décalage dans mon approche. Il m’a semblé plus juste de penser Jet d’eau comme une pièce pour grand ensemble divisé en trois espaces plutôt qu’une pièce pour trois ensembles. Cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce que la commande ne supposait qu’un seul chef. Ensuite, et surtout, pour des raisons formelles propres à ma musique. Comme je le disais à l’instant, afin de rendre reconnaissables les éléments en présence, je les organise en fonctions des types de sons choisis, et le travail par pupitre reste pour moi le moyen le plus efficace de fabriquer ces matériaux. Surtout dans le cas d’une pièce avec tant d’instruments.

Pourquoi ce titre : Jet d’eau ?
Le « jet d’eau » est un des exemples d’un type (encore) de changement d’état dans la théorie de la morphogenèse de René Thom, mathématicien et fondateur de la théorie des catastrophes. Pour moi, il s’agit plus d’une façon d’évoquer un écosystème dans lequel des jeux de forces entre éléments donnent lieu à l’émergence de différentes situations musicales.

Que représente ce « Tremplin de la création » pour vous ?
C’est avant tout la chance d’être joué par trois ensembles incroyables à la Philharmonie de Paris. Et puis, un tremplin, ça sert à s’envoler et à se réjouir de défier ne serait-ce qu’un instant la gravité. Voilà une perspective plutôt enthousiasmante.

 

[1] Ou sociologie de la traduction : théorie sociologique, développée notamment par Michel Callon, Bruno Latour ou Madeleine Akrich, qui se distingue des théories sociologiques classiques en prenant en compte dans son analyse, au-delà des humains, les objets (« non-humains ») et les discours. Pour ses théoriciens, le monde ne doit pas être pensé en termes de groupes sociaux, mais en réseau. Ce qui fait le social, c’est l’« association », la formation de « collectifs » et l’ensemble des relations et les médiations qui les font tenir ensemble. (Source : Wikipedia)

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / © EIC