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Aux confins de l’opéra. Entretien avec Gweneth Ann Rand, soprano.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 08/12/2021

Le 16 décembre, à la Cité de la Musique, l’Ensemble intercontemporain donnera la première parisienne de 4.48 Psychosis, opéra de Philip Venables d’après la pièce éponyme de Sarah Kane. Une pièce « coup de poing », la dernière de la dramaturge, qui mettra hélas fin à ses jours quelques semaines après l’avoir achevée, en 1999. La soprano britannique Gweneth Ann Rand faisait partie du casting originel de l’opéra, pour sa création en 2016. De nouveau de l’aventure (tout comme Lucy Schaufer), elle nous livre son regard sur cet opéra singulier. 

 

Gweneth Ann, connaissiez-vous le théâtre de Sarah Kane avant d’être embarquée dans ce projet d’opéra ?
Oui. Je connaissais même 4.48 Psychosis, car une de mes amies comédiennes avait participé quelques années auparavant à une production théâtrale de la pièce, que j’avais vue. Je me souviens d’ailleurs avoir pris un café avec elle après, et lui avoir demandé : « Je ne comprends pas ce que j’ai vu, il faut que tu m’expliques. » Elle m’avait alors détaillé le processus théâtral à l’œuvre dans cette pièce si singulière, qui peut mettre en jeu une ou quatorze comédiennes, selon la vision qu’on a du texte.

La pièce est donc très particulière, et l’opéra l’est également. Comment avez-vous réagi lorsque vous l’avez découvert ?
Ma première réaction précède même la découverte de la partition, puisqu’elle remonte au moment où on m’a appelée pour auditionner : je devais en effet non seulement chanter une œuvre contemporaine, mais aussi lire un texte, extrait de la pièce — ce qui ne m’était jamais arrivé. Car je suis une chanteuse : je ne lis pas ! Je ne comprenais donc pas ce qu’on attendait de moi. Mais j’y suis allée, j’ai chanté la pièce que j’avais préparée, puis j’ai lu le texte — en vérité je l’ai récité, car je l’avais appris par cœur — puis on m’a demandé de le dire de deux manières différentes.
Mon audition avait eu lieu juste avant le déjeuner, vers 12h30, et, à 14h30, mon agent m’annonçait que j’étais prise. Je me souviens avoir immédiatement téléphoné à une grande comédienne de mes amies, pour lui demander conseil ! Elle a passé des heures à me parler de la pièce et de la manière de l’aborder. Car cela ne relève pas d’un rôle « normal » d’opéra.

De quelle manière exactement ?
Cet opéra ne ressemble à nulle autre pièce de musique. Et son sujet le rend d’une pertinence absolue pour nos vies contemporaines, puisqu’elle parle de la dépression, de ses causes, de toute cette souffrance que l’on subit et de tout le processus que l’on doit traverser lorsqu’on en est affecté. Philip Venables a réussi ce tour de force de saisir musicalement tout ce dont est fait la pièce de Sarah Kane et tout ce qu’elle représente. L’œuvre résonne ainsi tout particulièrement chez tous ceux, dans le public, qui en ont fait l’expérience, de près ou de loin, personnellement ou dans leur entourage proche. Ce n’est donc pas le genre d’œuvre dont on dira qu’on l’a « appréciée » : mais c’est une œuvre qui vous ouvre les yeux et, à cet égard, elle est captivante et dérangeante.


À quoi l’auditeur doit-il s’attendre, du point de vue de l’écriture lyrique ?
Philip Venables a créé un univers musical totalement inattendu, qui donne à entendre le cœur et la substance de la pièce de Sarah Kane. Par exemple, certains passages commencent de manière presque éthérée, ce qu’on n’attendrait pas dans un spectacle musical contemporain. Il a empilé les couches et les lignes musicales — parmi lesquelles certaines sont inhabituelles, d’autres sont quasiment impossibles à chanter (même si on y arrive), dégageant ainsi une vulnérabilité extrême. C’est ainsi que se superposent les différentes parties vocales (y compris des textes lus, enregistrés en amont, qui dialoguent avec les parties chantées sur scène) et instrumentales.
Dans la première version de l’opéra, les six parties vocales donnaient à entendre six versions différentes de ce qui se passe dans la tête de cette femme, de cet avatar de Sarah Kane elle-même. Aujourd’hui, le personnage de « Gwen » (que je chante) incarne à bien des égards le personnage de Sarah Kane, et les cinq autres voix sont comme des voix dans sa tête, représentant ce qu’elle aurait pu être ou avoir dans sa vie, ou ce qu’elle a perdu, ou encore, dans le cas du « Doctor » par exemple, des conversations qu’elle a pu ou non avoir avec son ou sa thérapeute. Dans deux scènes en particulier, les percussions sont utilisées comme de véritables « voix », les percussionnistes incarnant les personnages de « Gwen » et du « Doctor ». Dans certains passages, nous chantons toutes les mêmes mots, dans d’autres, tout le monde chante des textes différents. Certains « solos » viennent exprimer une souffrance singulière, ou un instant singulier tandis que certains tuttis soulignent le processus.

Comment vous êtes-vous appropriée l’œuvre ?
C’est une pièce qui se vit dans l’instant. Avant de la chanter, je ne connaissais pas précisément mes limites. Aujourd’hui, je sais que je n’en ai quasiment pas : je peux pratiquement tout faire. Porter cette pièce exige de s’aventurer jusque dans des recoins extrêmement sombres. Cela exige de faire ses propres recherches sur le sujet, et de suivre un processus de découverte, de prise de risque et d’acceptation de sa propre vulnérabilité, ce qui rend cet opéra très excitant à interpréter ! Car il faut que cela soit d’une grande sincérité, sans quoi cela ne fonctionne pas.

Tout ce que j’ai appris en chantant 4.48 Psychosis, je peux le mettre à profit dans d’autres pièces, dans d’autres contextes. Cela m’a donné des outils que je n’aurais jamais su maitriser autrement. Et cela m’a rendue plus libre : car je peux aujourd’hui aller très profondément dans la souffrance et en sortir indemne. Je peux tout faire.

Photos (de haut en bas) : © Christa Holka / DR