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À contretemps. Entretien avec Marc Monnet, compositeur.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 19/02/2020

Se tenant soigneusement en marge de toute école ou avant-garde, le compositeur Marc Monnet trace une route singulière sur la scène musicale contemporaine. Son œuvre inclassable interroge toutes les conventions et remet chaque fois ses certitudes en question, à l’instar de Bosse, crâne rasé, nez crochu, une œuvre destinée à l’EIC, reprise le 13 mars à la Philharmonie de Paris dans un cadre qui lui sied à merveille, une grande soirée sur le thème du Cabinet de curiosités.

 

Marc, la rumeur court que vous n’aimez pas l’exercice de la biographie…

C’est juste : j’ai toujours trouvé cet exercice ridicule et inutile. Je me suis même longtemps amusé à en écrire de fausses qui sont encore reprises ça et là… On les recopie sans se soucier de leur véracité – j’ai donc décidé de ne plus m’y livrer. Aux vraies comme aux fausses.

Ne peuvent-elles tout de même livrer quelque indice, quelque clef d’écoute, sur l’œuvre d’un compositeur ?

Oui et non. Par exemple, toutes mes bios (les vraies !) indiquent que j’ai étudié auprès de Mauricio Kagel – ce qui est vrai, évidemment. Mais cette information, reproduite et répétée, a fait de ces moments passés auprès de lui un énorme handicap : il a fallu que je me batte pendant des années pour faire comprendre que ce n’est pas parce qu’on est « avec » Kagel, qu’on est « comme » Kagel et qu’on fait la même musique que lui. En réalité, il n’est intervenu que quand il le fallait et m’a donné les moyens de faire ce que je voulais faire : c’est tout ce qu’on demande à un professeur.

Comme chez Kagel, toutefois, la surprise semble un aspect essentiel de votre travail. Une surprise qui est à la fois celle de l’auditeur et la vôtre.

Oui. Et j’essaie de préserver cette fraîcheur : pour moi, le « projet » représente souvent un danger. Je suis persuadé que la vie peut être autre chose qu’un tissu d’habitudes. L’écriture elle-même le montre. Il est d’autant plus important de préserver cette indépendance dans le contexte actuel. Pourtant, où que ce soit, l’invention est possible. Simplement, on la musèle. La société est irrémédiablement le lieu de cette lutte.

En rejetant toute contrainte, vous vous éloignez de cette avant-garde qui, depuis près d’un siècle, ne s’élabore qu’en se confrontant précisément à la contrainte…

Je crois que cette époque est derrière nous : il n’y a plus aujourd’hui d’idéologie dominante, mais justement un éclatement qui brouille les repères traditionnels. Même lorsqu’elles ne sont pas dans l’écriture, les contraintes sont toujours là, multiples, et ont trait à la société, à l’organisation, à l’administration, à la logistique. Ces contraintes contingentes expliquent aussi pourquoi certaines de mes pièces sont rarement rejouées : il est difficile de constituer la formation appropriée. Même Bosse, crâne rasé, nez crochu pose problème en ce sens puisque son exécution nécessite deux pianos, et deux excellents pianistes, en plus de l’électronique.

Au sujet de ces habitudes, que pensez-vous de l’étiquette et du décorum des concerts ?

Je les remets constamment en question. Sous diverses formes, d’ailleurs, et d’abord au travers de mon écriture. C’est le cas de Bosse, crâne rasé, nez crochu (photo ci-dessus). La commande spécifiait une œuvre longue. En me lançant dans l’écriture, je ne savais pas exactement ce que je voulais faire. Plus tard s’est ajoutée la contrainte d’une pièce avec soliste, ce qui m’intéressait peu. Ma réaction, même si elle n’allait pas délibérément contre la contrainte, s’est dévoilée au cours de la composition. Tout d’abord, j’ai eu envie de mettre en avant le piano au sein de l’ensemble. Puis j’ai ajouté les trois intermèdes à deux pianos. Ces intermèdes n’ont rien à voir avec le reste, tant par leur effectif instrumental – l’orchestre se tait, le chef doit attendre – que par leurs contenus. Cette pièce s’est ainsi déstructurée pour se structurer autrement.

Votre rapport à l’écriture, votre remise en cause des schémas préétablis, recèlent un humour souvent dévastateur, à l’instar de cette ironie qu’on se plaît à trouver chez Gustav Mahler.

On me parle souvent, en effet, de l’ironie qui se dégage de mes œuvres. Ce n’est pas un acte délibéré de ma part. Concernant Mahler, que j’admire bien entendu énormément, j’avoue toutefois que sa musique me gêne un peu par son côté théâtral et dramatique.

La théâtralité semble pourtant être un aspect essentiel de votre musique. Bosse, crâne rasé, nez crochu, ne serait-ce que par son titre, fait référence au théâtre…

Moins que le théâtre, c’est la physicalité de la musique qui m’intéresse. Un musicien est un être humain, un individu de chair et de sang. Le son n’est pas abstrait. Selon le musicien qui joue, la perception de l’œuvre sera affectée. Cela étant dit, sans être systématiquement le lieu d’un geste théâtral, j’ai constaté que la musique faisait presque toujours naître chez l’auditeur une image. Comme si nous avions besoin d’une fiction imagée de la chose musicale. Même par le passé, chez les Romantiques par exemple, les symphonies ont eu des titres suggestifs. À l’inverse, une image peut me suggérer un geste musical.

Photos (de haut en bas) : © Olivier Roller / répétition de Bosse, crâne rasé, nez crochu, Centre Pompidou, 2012 © EIC / Marc Monnet et Alain Billard pendant une répétition de Bosse, crâne rasé, nez crochu, Centre Pompidou, 2012 © EIC