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Seule est vraie la vérité terrible d’entendre. Entretien avec Mauricio Kagel, compositeur.

Entretien By Jean-Noel von der Weid, le 15/04/2005

Le 9 novembre, l’Ensemble intercontemporain interprétera, en première française, In der Matratzengruft (« Dans le matelas-tombeau »), l’ultime œuvre de Mauricio Kagel, inspirée par des poèmes de Heinrich Heine, poète allemand du XIXe siècle. Accents on line réédite pour l’occasion un entretien avec le compositeur argentin réalisé en juin 2005 sur le thème inattendu du romantisme.

Au sein de la sonate de Vinteuil, « la petite phrase, enveloppée, harnachée d’argent, toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vint à moi ». Eût-elle été aussi romantique, la sonate que vous vouliez composer, tandis que, très jeune encore, vous lisiez Proust ?

Mais je la composai cette sonate, peu après, tout ému par un écrivain qui décrit la musique, ses linéaments, ses visages et la plasticité du son. Par cet écrivain : Proust, Proust et sa passion courtoise ! (Gide, en revanche, qui manque de demi-jour, me laissa sec.) Mais Proust, ce fut un apéritif géant ! Quelque trente ans plus tard, cette sonate Vinteuil-Proust-Kagel devint l’une des parties centrales de La trahison orale, « épopée musicale sur le Diable », l’épisode de la Montagne Verte1. Pourtant, je ne pouvais alors me rendre compte de la modernité de Proust : ornementant sa sonate de Vinteuil de la Sonate de César Franck, -entre autres, il invente le collage de musiques (Charles Ives, à la même époque, se livre à ses expériences de collage, citant hymnes religieux, fragments de chants -populaires, « blocs » de musique militaire).

Peut-on définir le romantisme ?
Le romantisme n’est qu’une invention, une conquête. En musique, il est important, mais fort difficile à définir, car c’est un mouvement essentiellement littéraire. En 1946 déjà, je rencontrai De -l’Allemagne de Mme de Staël, où cette sagace amie de Heinrich Heine décrivait aux Français une Allemagne de poètes et de songeurs apolitiques.
L’essence du romantisme, de sa Weltanschauung, reprend le problème -séculaire de la représentation de la réalité. Le romantisme réinvente la réalité, définit subjectivement le réel, ce réel que les autres, ces petits ordinaires, ne voient pas, tout en donnant une définition objective de la subjectivité. D’où conflit, ambiguïté. Les choses vraies ne sont jamais apparentes ; pour les rendre sensibles, il faut les cacher.
Le romantisme est un acte poétique, -comme le surréalisme — ce mouvement beaucoup moins littéraire que visuel —, peut être un acte gratuit : il faut accepter que le « i » de Rimbaud soit rouge, que la pipe de Magritte n’en soit pas une. Le romantisme est une ouverture sur la modernité ; sans le romantisme, on ne peut comprendre le XXe siècle. Le romantisme est une force qui va : « C’est l’essence propre du romantisme de ne pouvoir qu’éternellement devenir », écrivait Schlegel.

Au sujet des Mitternachtsstüke (sic), un hommage à Schumann, vous indiquez que « la musique se tiendrait entre le langage et la pensée ». En quoi cette réflexion est-elle fondamentale puisqu’elle a envahi votre propre vie ?
Parce que c’est une réflexion sur les liaisons non verbales entre la musique et le langage parlé. La musique, on peut la décrire des heures durant ; mais on ne l’entend pas, on est sourd ; seul le fait sonore est la vérité, la vérité terrible d’entendre. En même temps, on ne peut nier le rôle du langage, celui des liens liant les inflexions verbales et les inflexions mélodiques, leurs affinités de tréfonds. Point de solution unique, mais des variantes, et des variantes pour chaque langue

Le rayonnement fossile qu’est le monde intérieur, passe alors par les mots, par les notes ?
Prima la musica, dopo le parole !

Trop facile, car ce n’est qu’une partie de la vérité. Les textes, pour les compositeurs, sont des prétextes pour parvenir à un contexte musical. On ne peut mettre en musique qu’un texte essentiel ; sinon lui faire subir une sévère cure d’amaigrissement. Les compositeurs ont besoin d’une sténographie dramaturgique, il n’est que de lire les correspondances entre Strauss et Hofmannsthal, ou entre Verdi et Boito. Un trafic secret se met en place pour atteindre un équilibre parfait entre texte et musique.
Pour atteindre ce juste milieu, je fais un commentaire quasi-naturaliste du son, pour le dépouiller de sa « pureté » (l’effroi d’un art absolu, décrit par Kleist), de son abstraction, sans quoi l’auditeur se « déconnecterait » intérieurement. Conquis par le concret, il percevra cette musique qu’il ne comprend pas, jusque dans son abstraction la plus extrême. De l’affect au concept. Cette ambiguïté, féconde, laisse libre l’expression d’une nouvelle sensibilité musicale.

Schumann dans le Rhin, Hölderlin dans sa tour : la vérité de la folie, une composante essentielle du romantisme ?
Plutôt une caractéristique supplémentaire, qui s’y articule pour la première fois avec des mots ; mais qui remonte à la Renaissance, à la liturgie catholique, elle-même d’origine byzantine. C’est la repercussa, ou insistance sur un certain son que l’on ornemente (toujours sur le terme supérieur au demi-ton), une obsession sonore. Ainsi au XVIIIe siècle, c’est le Trille du Diable de la sonate pour -violon de Tartini ; au XIXe siècle, le la impérieux de Schumann. Même les non-tonaux préfèrent certaines notes, pendant que d’autres ne sont jamais utilisées. Cette -obsession conduit à des confusions ; mais elle n’est pas erronée.

La fascination de la nuit, lieu de sortilèges, de mystère et de magie ?

La lumière est obscure : cette phrase est un incomparable exemple de romantisme. Comme on ne voit pas la lumière, celle-ci n’éclaire pas. Et voir les ténèbres est une manière de percevoir la lumière. Ce qui me fascine : la variété et les variations de la qualité de la nuit. À l’une de ses orées, l’aube, Dracula prince des Ténèbres se meurt, incubes et succubes s’enfuient en de petits vacarmes, s’achèvent rêves et extases.

Le rêve, soleil du ciel romantique, est -essentiel pour vous, qui en 1964 avez rêvé exactement Match pour trois musiciens. Peut-on rêver une musique ?
Oui, je rêvai Match, moins, toutefois son image sonore que le dispositif théâtral juge/arbitre et son ambiance vaguement surréaliste. En fait, je rêve tout le temps. Parce que je travaille très avant dans la nuit. Aussitôt couché, je continue de rêver. C’est un état d’âme… et un état physique très productif ! Pas de musique « loisive » !

Propos recueillis par Jean-Noël von der Weid
Extrait d’Accents n° 26
– avril-juin 2005

1-Cf. Claude Seignolle : Les Évangiles du Diable. Maisonneuve et Larose, Paris, 1964, p. 783-790. Mais il y a plus de 125 versions de la Montagne Verte, précise Kagel.
Photographie : Philippe Gontier